Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Le magasin de foulards

Foulards, cravates, châles, spécialiste soie.

Les indications sommaires font l’économie de quelques centimètres de vitrine, juste ce qu’il faut pour faire tenir les grandes lettres visibles de loin. Sous elles se sont dressés des mannequins qui portent autour de cous esseulés des cravates et des foulards ; sur le plancher de la vitrine on a disposé de nombreux foulards à motifs variés.

La soie a trouvé ici son débouché, qu’elle vienne de Lyon ou d’Asie ; la soie est une merveilleuse matière, s’accorde-t-on à l’unanimité, vendeuse et clients, mais gare aux mites. La boutique est organisée simplement ; écharpes, châles, foulards, cravates ont chacun leur section. Les foulards sont à gauche de l’entrée, les écharpes, en face ; les cravates, à droite sur des portants qui longent tout le mur, d’un bout à l’autre, posées sur des tiroirs incrustés couleur noyer dont on ne voit pas la contenance…  Les châles et les foulards sont ensemble, partout ailleurs. Ca a du sens de tout vendre ensemble. Monsieur et Madame viennent le samedi ; elle s’achète un foulard, lui une cravate. Vous pouvez les accorder. His and hers. Oh, il y en a qui trouvent ça charmant, qui s’aiment tant ou pas assez pour souhaiter s’unir par les liens de la monochromie.

L’année a ses grands temps, ses points d’orgue : Noël, Pâques, la fête des mères et celle des pères, les soldes, d’été comme d’hiver, la Saint Valentin, la rentrée… Les gens achètent moins depuis quelques années ; on voit qu’il y a la crise. Certaines pièces plus frivoles ne se vendent plus, ou au contraire, se vendent davantage. En vrai, il n’y a pas de règle, si ce n’est que le client semble avoir moins d’argent, semble angoissé par les conséquences de son achat. Certaines personnes y réagissent paradoxalement en se repliant sur le superflu au détriment du nécessaire. Qui suis-je pour juger, pense la patronne en pliant les châles. S’ils pouvaient éviter de me les froisser. Le magasin dépense une fortune chaque année en pressing. Oui, car certaines pièces doivent être nettoyées par un professionnel, et même si on a une centrale à l’arrière, ça ne suffit pas, on ne peut pas tout traiter.

Les impôts cette année ont augmenté, raconte chacun, mais, répond la patronne, les pièces défectueuses aussi. Ils ne se rendent pas compte que la qualité c’est moins de gaspillage et d’ailleurs ça vaut pour vos achats. Rendez-vous compte : vous achetez un châle de moindre qualité dans une enseigne à bas coût. Certes, vous allez payer moins. Mais quand ça craquera ou que ça trouera au mauvais moment, que ferez-vous ? c’est comme les frigos, il faut prendre ce qui tient. Et puis, regardez-moi cette belle qualité. Sentez comme c’est doux. Increvable ça. Mon mari en a un, le même tiens, il l’use et ça ne bouge pas ; il l’a depuis vingt ans.

Oui, acheter c’est penser à soi, bien sûr ! ânonne-ton ici. Les lainages sont magnifiques cette année ; au niveau couleurs, ils ont assuré ! on a de belles marques, et ça donne presque envie d’être en hiver, tant on a envie d’en porter ! il règne dans la boutique une certaine odeur de lavande, l’arme utile contre les mites. Les huiles essentielles flottent dans l’atmosphère fraiche (autre astuce anti-mites, la température…), tandis qu’une musique douce est diffusée, tantôt par RFM tantôt par une playlist concoctée par le fils de la patronne (Ambiance repos, clients heureux : tu as un avenir dans le marketing ! lui-a-t-elle dit). Car vous savez, le client est roi, nous, ici, on reprend toujours. Ah le châle c’est personnel, d’ailleurs ça se porte autour du cou, et idem côté cravate ou écharpe, c’est quelque chose qui doit plaire, donc si ça ne va pas, revenez.

Le 26 décembre, il y a généralement du monde. Si seulement les gens se connaissaient un peu mieux, pense-t-on derrière le comptoir…

Paris, le 3 novembre 2014.

La boutique de robes de mariée

 

La vitrine doit vendre du rêve à petits prix.

Elles se succèdent au magasin, des rêves plein la tête. C’est ici qu’ils doivent commencer à se réaliser. C’est quelque chose de très personnel, explique la vendeuse, qu’une robe de mariée. C’est une robe qu’on mettra une fois, qu’on montrera à ses filles, dans lesquelles, qui sait, on voudra peut-être mourir. Attachez-y ce que vous voudrez ; moi, je ne suis pas mariée, mais je respecte ça.

En vitrine, on a mis les modèles un peu tradi, c’est ce qui marche toujours le mieux, dentelles et robes blanches, traines et coiffes, voiles transparents. Derrière, dans l’espace ceint de miroirs et de penderies, on a disposé aussi des modèles plus contemporains, des modèles à jupes, des pantalons mêmes, et aussi des hauts. Certaines mariées préfèrent juste le haut et accorder ça avec un autre bas. Façon aussi de faire des économies. Les mariées ? un peu de tout, mais pas qu’un peu ; on revient plusieurs fois, on vient à plusieurs. Ici, on offre du café et des dragées (on nous en rapporte tout le temps). Il y a des canapés pour s’asseoir (blancs, oui, ok, on a fait dans les codes couleurs, tout comme pour la peinture, la caisse, et mêmes la couleur de la télé qui diffuse MCM depuis le plafond). Parfois les mariés viennent mais c’est dans l’ensemble un truc de filles. Parfois on a des couples de femmes qui viennent ensemble. On a même vu une mère choisir la robe sans sa fille. Bizarre, quand même ! a observé la gérante.

On a aussi les accessoires : pour les cheveux (ça passe de mode, dans une certaines mesure), pour les jambes, et puis, naturellement, les chaussures.

A l’étage, on ne fait que ça. La robe, c’est le produit d’appel. Depuis vingt ans, on a vendu plein de modèles ; ils changent avec les années, mais tout naturellement, ça reste les mêmes fondamentaux. Ca ne change pas tant que ça non plus hein. D’ailleurs, regardez les robes vintage. Certes, les impératifs d’un mariage rendent difficiles de reporter une robe déjà usitée, mais la copine de ma mère lui a emprunté sa robe pour son mariage, et ça a parfaitement été. D’ailleurs, le plus amusant, remarque-t-on ici, ce sont les vieux couples qui reviennent pour se marier, se remarier, tout amoureux, et souvent moins soucieux que les plus jeunes. Ils n’ont plus rien à prouver, observe-t-on. Quand on se rencontre à soixante-dix ans, c’est d’abord le plaisir d’être ensemble…

Paris, le 26 octobre 2014.

A Maurice Pialat.

 

L’épicerie fine japonaise

La boutique est en travaux, c’est peu habituel, mais du coup, certaines animations régulières comme la cérémonie du thé ou les lectures du vendredi après-midi n’auront pas lieu. Nous sommes dans une boutique d’objets et de comestibles du Japon, mais comme souvent c’est toute une culture qui s’exprime dans le détail de minutieux emballages et de biscuits emblématiques. A la châtaigne ? Curieux, cela a un goût de sauce soja, on dirait des fortune cookies, mais pourtant c’est fort différent, c’est brun doré, c’est dur, cela croque comme du nougat d’Espagne. Les rayons, fait peu caractéristique, ce nous semble, du Japon, sont un peu un bric à brac : vers l’entrée, et plutôt sur la gauche, trouvez la vaisselle, la porcelaine plutôt, posée sur des tables et des étagères qui dans leu prolongement se transforme en bureau de caisse. Au fond, des thés en tout genre. Derrière le fameux bureau, on trouve des sauces, des condiments ; du Miso de plusieurs couleurs (c’est un champignon, c’est un peu comme un Maggi naturel)… de l’autre côté, vers la droite, plein de produits séchés, lyophilisés, à longue conservation. Des pâtes, des nouilles, des biscuits encore, des produits en boîte. Le passant curieux se transforme, pourvu d’avoir quelques euros, en consommateur avide de découverte. Rien n’est prémédité. L’accueil est agréable, mais économe : on est concentré, on travaille, on agit, on range, on coordonne les travaux. Là on va peindre, là on vient de finir. Ah oui, quand ce sera fini, ce sera très joli. Mais vous savez, ce que ça dure, les travaux… On n’en finit plus. A la fin, on est ruiné et content d’en être débarrassé. Mais oui, par-dessus le marché, quand vous pensez que vous arrivez au bout… il y a toujours quelque chose.

Alors on a mis le meuble des bonbons au milieu : il est face à vous quand vous entrez, c’est tentant, c’est magique ! des confiseries au yuzu, à l’agrume, aux haricots rouges bien entendu (si, si, vous allez voir, c’est pas mauvais), au matcha, au thé vert. Des boules gluantes de pâte de riz fourrées avec différentes mixtures sucrées, fabriquées avec les ingrédients précités. Testez ! faites-en des cadeaux, vous allez voir que ça marche pour les invités et les petits gestes.

Les sacs sont en papier, et en réglant vous remarquez qu’on a mis des origami aux différents coins de ce fameux bureau sur lequel sont éparpillés un ordinateur portable, le terminal de carte bleue, la caisse, et puis des cartes de visite. Avant de partir, vous vous aventurez encore dans le rayon des petits cadeaux, au fond, où il faisait sombre et où vous n’étiez pas allé, et là il reste des cerfs volants, des masques de papier, de petites figurines, des poupées et des kimonos…

Il faudra revenir avec les enfants, cela va leur plaire, dit une dame à son mari. Mais qu’est-ce que tu veux encore qu’on s’emm…e à les promener par ici un samedi, lui répond-il. Bon, je viendrai toute seule, grommelle-t-elle tandis que la porte à clochettes se referme, laissant la patronne à ses affaires.

 

Paris, le 19 octobre 2014.

Le magasin du plongeur

 

Quand point l’hiver c’est dans ce magasin qu’on trouve le dépaysement et la chaleur des îles. En vrai, dans nos contrées, la plongée se pratique dans les mares et les piscines. Ici, on vend de quoi. Des combis, noires, grises, rouges, jaunes, de toutes tailles et des lunettes. Des tubas. Des palmes. Des gants spéciaux, même des harpons. Des barres énergétiques, protéinées. Des appareils photos spéciaux pour aller sous l’eau, de fausses écailles de poisson, des gourdes, de tout, en somme. Tout ce dont vous pourriez rêver pour aller sous l’eau ou en mer.

Ou dans la mare. En tout cas, sous l’eau on oublie tout. On devient poisson ; mammifère aquatique, ce que voulez, on s’en fout, il n’y a que la surface inversée de l’eau en miroir, façon couverture de Nirvana, façon Nevermind (il paraît que le gamin a trente ans), et là-dessous, votre femme ne peut pas vous atteindre, ni votre mari, ni votre ex, ni votre patron, ni votre voisin, votre frère, votre sœur, votre qui que ce soit. C’est l’interdépendance même, diront les langues de bois, l’esprit de solidarité, tout ça… la vérité c’est qu’on vous fout une paix royale et que vous êtes aussi seul avec vous-même, dans le silence et dans l’eau. Là, l’enjeu est d’être en paix avec vous-même. Sinon, restez à la surface.

Dans ma petite liste, j’ai oublié quelques éléments clés. Les bouteilles d’air. LE canapé en tweed qui permet aux autres de s’asseoir, ou aux amatrices – amateurs de tester les palmes. Le look plongeur/plongeuse ? Souvent un piercing au nez pour les femmes, à l’oreille ou au sourcil pour les hommes. Des tatouages bien entendu. Un côté peuple de l’Atlantide. Avez-vous déjà lu Namor ? Le Grand Bleu, alors ? non ? pourtant c’est un film, c’est déjà plus commun. Bien sûr qu’on a des portraits de Cousteau. Faut pas être snob de ce côté-là ; respect pour les grands maîtres. On a besoin d’eux ; cela suscite des vocations, de même que les documentaires océaniques, les documentaires animaliers, les productions Disney filmées dans les bancs de poissons, les projets fous, les Sea Orbiter, les hordes de biologistes marins, d’océanographes, d’océanologues, tous ces gens qui viendront un jour ou l’autre acheter quelque chose dans ce magasin ; un compas ; des lunettes de soleil, ou juste des lunettes de nage. A vrai dire, le sujet de ce commerce est infini, comme l’océan lui-même, sans fin connue, soixante et onze pourcent de la planète Terre et seulement trente mètres carrés de boutique et un peu d’éclairage néon.

 

Paris, le 12 octobre 2014.

Le magasin d’articles pour chiens et chats

Le paradis des toutous et des minets, c’est ici. Les propriétaires un peu gaga s’y pressent, qu’ils soient célibataires en âge de travailler et de mener une vie active mais néanmoins solitaire, ou adolescents, ou enfants, ou familles. La phrase type : Mais oui, hein qu’il aime ça, mon ___, mais oui, c’est bien mon grand. Ou : Ah, mais elle adore. Quelle chatte alors. Trop la classe. Bref, ici, ça respire l’enthousiasme et décidément par ces temps difficiles, il fait bon être vendeur de croquettes…. Ou, de jouets. Ici, on trouve de tout, de l’alimentation aux produits anti-parasitaires, en passant par les jouets. Le rayon jouet, c’est le Toys’R’Us du chien : petits canards en plastiques, nonos en toutes tailles, balles, ballons, de quoi soi-disant protéger vos savates. En réalité, constatent certains propriétaires, certains chiens n’ont que faire des jouets désignés, et se jettent, anarchistes patentés, sur les meubles et autres souliers. Ne parlons pas des chats qui adorent les pelotes de laines et faux squelettes de poissons (rayon suivant !) mais continuent de s’amuser à déchirer vos rideaux et couvre-lits. Mais qu’importe, car ici, on est au royaume de l’animal-roi. C’est plus qu’un chien, explique un propriétaire à un vendeur. C’est un compagnon. Et à son compagnon, on offre des…jouets.

A la caisse de ce magasin grand (90, 100, 120 mètres carrés ?) on trouve diverses petites annonces imprimées sur de petits papiers. Donnez à la SPA. Donne chiots. Psy pour chiens. Oui, le psy pour chiens, étape suivante de cette course folle à l’anthropomorphisme ? Ce qui n’est pas pour dire que les chiens et les chats ne sont pas intelligents, qu’ils ne peuvent s’émouvoir, bien sûr… Retour en rayon. Cette semaine, c’est la promo anti-vermine. C’est de saison, car en ce moment, les chiens et leurs maîtres retrouvent la forêt, et avec ça les tiques et autres insectes. On a beau aimer son chat, quand la maison est envahie de bestioles qui piquent, on peut être amené à se demander pourquoi on n’a pas préféré la peluche. Pour l’amour des animaux de compagnie, il y a donc l’insecticide.

La vitrine annonce l’opération mais met aussi en scène les nombreuses possibilités de jeu ouvertes par tous ces produits : niche d’appartement, en coussinets, véritable niche (il y en a au fond du magasin, mais c’est un peu démodé), myriade de petites balles, et maintenant, jeux « intelligents », qui répondent et stimulent le cerveau il est vrai trop peu stimulé ( ?) de nos fidos et matous.

Quelques amateurs d’aquarium et de poissons rouges se sont aventurés ici, mais on leur a répondu sèchement : on n’est pas une animalerie. Confondre un poisson rouge et un chien ! s’exaspère une vendeuse passionnée. C’est fou ce que les gens peuvent s’imaginer. Comme si l’enseigne n’était pas assez claire, sans compter les vitrines, et les grandes portes vitrées toujours ouvertes qui laissent à voir le paradis du dressage et de l’interaction qu’on trouve à l’intérieur. Assurément, il y a de quoi ici offrir beaucoup au meilleur ami des hommes ; ceci dit, voyons aussi cela comme une expérience humaine formidable : en observant l’animal, on se voit aussi soi-même comme vivant et comme être différent ; décidément pour un chien une balle n’a pas exactement le même sens. Ca me détend, aussi, dit un propriétaire un rien détaché, pas du tout nunuche. On a de telles semaines…

Dans le coin, à gauche de l’entrée, à côté des caisses, un coin à moquette aménagée pour parquer son chien. Bien sûr, ils sont autorisés partout mais cela permet d’être plus tranquille, et à cet endroit, on a pensé à un revêtement plastique, qui, pensent certains, aurait été utile chez nous

Dans les Vosges, 5 septembre 2014.

La boutique du musée

C’est drôle que les touristes veuillent tous acheter cet aimant à frigo frappé d’une Joconde, pense la jeune femme qui travaille en caisse. Aucun goût ! la Joconde, c’est ringard ! et nous avons tout de même des pièces exceptionnelles dans nos collections, et on les trouve presque toutes en carte postale !

C’est comme en musique ; il n’y en a que pour les hits.

Ce magasin de musée n’est pas un magasin digne de ce nom, pense la vendeuse. Ici, c’est un couloir. Franchement, quand vous voyez la boutique du MOMA, ou de la Tate ! Bon, ici, c’est bien pour le passage, et qui dit passage, dit ventes (Loi fondamentale du commerce, article un). Ce musée n’est pas, pourtant, le plus fréquenté. C’est un musée de second rang, répète avec mépris et désolation la Directrice de la Com. Quand on voit le Centre Pompidou ! Toutes les deux se lamentent souvent ensemble à la machine à café.

Du point de vue des recettes, la boutique produit pas mal, sans avoir jamais satisfait aux espoirs du directeur. Cependant, elle propose un éventail de cadeaux et de souvenirs qui, placés avec intelligence à la sortie des expositions (le fameux passage !), savent trouver preneur. Détaillons un peu. D’abord il y a les présentoirs où on a rangé les livres : de grands livres d’art pour se remémorer les expositions, des années après, et montrer à ses convives qu’on y était. Le genre de livre qui traîne au salon. Il y en a déjà pour beaucoup ; on a les livres des expositions d’ici : les plus visibles sont les expositions récentes. Mais on a aussi les livres des vieilles expos, et les livres d’art des grandes expositions parisiennes (Louvre, Jeu de Paume, Grand Palais…). Oui, on aime les beaux livres, et on a ça en français, en allemand, en anglais, en italien.

Puis il y a les cartes postales : deux pans de mur entiers avec en particulier les œuvres du musée, mais pas seulement (décidément, la Joconde…). Et ailleurs, partout, sur des étagères, sur de petits présentoirs, à la caisse, on entre dans le royaume de l’anecdote. Il y a de petits porte-clefs représentant ou une œuvre particulière reproduite sur un petit cadre de plastique, ou le logo de l’institution, qui de toute façon changera sûrement avec l’arrivée d’un nouveau directeur. Il y a aussi des t-shirts, notamment ceux du Musée d’Orsay avec les impressionnistes (ici, on ne s’est pas encore essayé au t-shirt). Evoquons aussi la papeterie : les agendas (ça se vend de moins en moins), les stylos, les cahiers, les gommes. Et même les sacs à main (personne n’en veut, sauf les Anglaises et les Italiennes), les porte-monnaies (on se demande), les mugs (ça, ça a un succès fou, on ne comprend pas pourquoi ils n’en commandent pas plus).

Il faut répéter quatre cents fois par an qu’on ne prend pas l’Amex pour de telles petites sommes. Il ne faut pas être ridicule. Il y a un bureau de change dans la zone piétonne. Oui, ou un distributeur au coin de la rue. Non, vraiment ce n’est pas si compliqué. Ah, vous ne comprenez pas le français. It’s over there. Chinese ? No. Désolé.

On a aussi des châles, et ils sont jolis, c’est vrai. Des bijoux, qui laissent plus circonspects. Et avant de quitter le couloir, de grandes affiches stockées dans des chevalets que de jeunes intellectuels parcourent pour décorer leur chambre. Plus tard, ils passeront aux cadres, mais en attendant, ça fait joli et ça permet de se démarquer du petit frère à motos.

En fait, c’est ça qui est amusant dans le métier ; de toujours se réinventer. De lancer les nouveautés qui arrivent, comme le service en porcelaine, les tasses design, ou les baguettes chinoises. De magasin de marque, on devient un vrai magasin concept, presque un magasin de déco. Comme au Whitney ! Et ça apporte de la nouveauté, qui fait passer de longues heures sans visiteur, dans le son continu de la radio jazz – classique – branchée.

 

Paris, le 28 septembre 2014.

A Hannah Arendt.

Le pralinier

            C’est drôle, disait la patronne à une journaliste de la presse locale, l’autre jour, il n’y a pas encore eu de mode de la praline. On a eu le cupcake*, le macaron, mais pas encore la praline. Pourtant c’est tout le savoir-faire français, la praline ! C’est même une invention unique, à recette unique, si vous grattez un peu. Certes beaucoup prétendent la fabriquer, mais la vraie, la vraie praline, a son Jérusalem comme le gâteau de Bélem a son…Belém.

            Au temps pour les métaphores. Ici, c’est rose, pastel et délicat ; on se croirait chez Pompadour, deux cents ans après. En Belgique, la praline rime avec chocolat (on appelle ça praliné) ; et c’est, pense la patronne des lieux, le dernier conflit franco-belge. (On cherche les autres…). Qu’importe ; ici on vend les deux. Il y a donc, d’un côté, les pralines, stricto sensu, les pralines d’après la tradition (pas si ancienne que ça), enfin sans chocolat, et les pralines belges, enfin, les chocolats, les pralinés.

Les pralines tradition sont là, plutôt roses, mais aussi vermeilles, et ils sont rassemblés dans de vastes plats sous des vitrines qui ceintrent tous les murs de la boutique et restreignent le champ de passage des clients. Ces vitrines sont couronnées de présentoirs, sur lesquels on a posé de petits paquets qui s’emportent et s’offrent ; tandis que pour les chocolats on peut prendre une boîte toute faite ou composer la sienne. Il fait toujours un peu frais, dans la boutique, histoire de ne pas laisser la chaleur abîmer les produits, en été ; en hiver, on chauffe peu, et les vendeuses préfèrent porter un chandail de plus. On est strict sur l’hygiène ; deux lavabos permettent de se laver les mains avant ou après avoir manipulé les produits. Regardons de plus près les pralines : on dirait des rochers échappés d’un bord de mer nordique ; on ne s’y promènerait pas ; c’est pour les mouettes. De la roche volcanique, aussi, avec cette couleur. Regardons par ailleurs ; au rang des chocolats, ce n’est que petits motifs exquis et formes particulières : triangles, carrés, rectangles, petits cubes.

L’ingrédient de base, derrière tout cela, ce sont les noix : amandes et noisettes principalement. De nos jardins et du sud de l’Espagne ou encore de Californie (on parle d’une sécheresse qui fera monter les prix l’an prochain) viennent ces petites roches comestibles (les Anglais disent stone fruit) qu’on écrase et qu’on monte en pâte ou encore en débris mariés à du chocolat (à la belge) ou à du sucre caramélisé (à la française). A l’arrière, on fabrique : il faut faire travailler plusieurs apprentis. Dommage que ce ne soit pas à la mode, se dit-on chez les patrons, parce qu’avec tout ce qu’on a comme coûts. La santé ? mais il faut bien se faire plaisir, c’est bon à la santé, répondent-ils. Et de fait, ils ne sont pas gros, ni l’un, ni l’autre. Je fais attention, vous savez, explique le mari de la patronne. Ca ne m’empêche pas de me faire plaisir de temps en temps. Après, on mange moins au fil des années ; c’est comme le chocolatier. Bien sûr, on y garde goût, mais avec le temps, on aime aussi manger une orange toute simple ou une pomme ; si j’en abusais, imaginez dans quel état je serais. Pour moi, pense une passante, les pralinés rappellent les mariages, avec leurs dragées et leurs pièces montées. C’est la même famille, répond, tout de go, le mari de…

Paris, le 21 septembre 2014.

A Perrine Benhaim : cool, je viens à Bruxelles demain.

* Lire aussi : le magasin de cupcakes

Le magasin de manga

Pour vous, la fréquentation du monde des manga s’est peut-être arrêtée en 5e, ou un peu plus tard, quand les longs étés de vacances scolaires ont commencé à se tourner vers la drague et les mobylettes plus que vers la télévision et les Sailor Moon. Mais certains ont continué, et le chemin du manga a conduit au pays des fées (y en a qui deviennent illustrateurs, ça permet d’en vivre) et du Japon (d’autres, ou les mêmes, apprennent le japonais, et l’un ou l’autre a fini chez Nissan).

Le monde des manga, c’est comme celui de Marvel, ou de Tintin ; c’est un monde de connaisseurs, c’est un monde où vous entrez par la grande porte et sortez par les tunnels secrets. Un entonnoir. A l’autre bout le public, qui croit connaître ; ici, les spécialistes.

La vitrine est pleine à craquer : figurines de Dragon Ball Z, de Sailor Moon (vous savez qu’en réalité c’est souvent érotique ?), de plein d’autres personnages jamais diffusés par le Club Dorothée ou France 3. Ils sont hommes ou femmes ; ils ont de grands yeux d’enfant et des armures de guerrier ; ils vivent dans un monde de pandas roses géants et tombent amoureux à coup de grands cœurs de caricature mais n’ont aucune pitié pour leurs ennemis. Ca c’est les manga. Les connaisseurs savent, et vous le vérifierez dans les bandes dessinées en VO qu’on vend à l’intérieur (intrigants idéogrammes…), que le manga descend d’une grande tradition japonaise : les amateurs vous le diront ; dans Miyazaki, il y a un peu d’Hokusai. Cela fait des siècles que l’on illustre par l’image et que l’on récite par de petites scènes illustrées. C’est comme si l’imagerie d’Epinal avait marqué toute notre tradition narrative. Mais, me direz-vous, dans Les Visiteurs ou Astérix, il y a peut-être un peu de Gustave Doré. Revenons à nos moutons.

Dedans, c’est comme en vitrine ; d’abord, c’est tout petit (on se sent déjà au Japon), et ensuite, ça monte au plafond. Tout est en boîte, mais nombre de petites figurines sont exposées sur des étagères ou des languettes de plexiglas qui sortent des rayons et leur permettent d’exhiber leur épée, ou de pratiquer une pose de combat…éternelle… Du plafond pendent des mobiles ; de tous côtés dégorgent des jeux, des livres, des statuettes de toute taille. Ici, c’est plutôt déco, mais pour les jeunes qui veulent jouer, il y a aussi de quoi faire. Ils viennent de loin, de grande banlieue, mais aussi de l’école d’à côté, et y purgent leurs économies parentales. Certains sont plus amis avec le commerçant qu’avec leurs camarades d’école. Ici au moins, on se comprend ; on parle des mêmes choses. Ca alourdit encore le cartable mais ce n’est pas grave. Lecture secrète ; au moins les parents ne liront pas ça… Vous payez au fond, à un passionné en cheveux longs et T-shirts noirs qui a déjà tout regardé et qui a séjourné maintes fois au Japon ; et qui vous dira, on ne cesse jamais de découvrir. La culture manga, c’est comme la culture tout court : bûcher des vanités.

Achetez plusieurs ouvrages et prenez la carte de fidélité. Pourquoi une carte de fidélité ? on ne va pas non plus s’acheter un manga au Sephora d’à côté ? Question de principe, répond notre ami en t-shirt (il porte aussi des lunettes) ! C’est pour remercier les clients fidèles, leur offrir de petits cadeaux, qui sait, un jour, un voyage au Japon. Ou en France, reprend-il, car vous savez, il y a des manga français !

 

Paris, le 14 septembre 2014.

A Nicolas Benhaim.

Chez le spécialiste du tennis de table

Les Asiatiques ont donné au sport sa noblesse ; oui, c’est un sport, même si pour vous c’est peut-être un loisir ou une obligation scolaire. Les Asiatiques ont poussé ça au rang de sport des grands, et forment chaque année des milliers de champions. Quant au loisir, il est à ce sport à la fois la source de ses vocations et la pire source de confusion.

Vous savez sans doute qu’il faut des chaussures spéciales, des lunettes, si possible, un petit short, une combinaison adéquate et légère. Vous savez sûrement que la qualité du bois, du manche, du revêtement font beaucoup varier la force de la balle et sa trajectoire. Vous n’ignorez pas que le l’humanité peut de tout faire une science, ou presque, et cela vaut pour le tennis de table. C’est un sport pratique, accessible même, car au fond, il suffit d’une table, et de beaucoup d’énergie et de discipline.

La vitrine n’est pas que composée de raquettes. Des accessoires vestimentaires en occupent la moitié : superchaussettes, bandeaux, ceintures, hauts et shorts pour femme et homme, chaussure adaptées de couleur fluorescente. Bien sûr qu’il y a des raquettes ; celle de votre scolarité, à revêtement rouge et noir, sauf qu’elles sont vendues sans celui-ci et leur noblesse n’en est que mise en valeur, rétro, élégante, à manches de liège et à ton gris, bleus, ou naturels. Les raquettes de ping pong ont un port que leur envie tout le monde de la raquette, tennis et badminton en tête. Plusieurs raquettes, donc, sont disposées en vitrine, comme des éléments de décoration, assortis à des jeux de balles dans de petites boîtes recouvertes de mention en idéogrammes, à des casquettes et même à des DVD.

Dedans, l’espace est peint de couleurs légères et bien aéré. Déjà comme un air de gymnase ! Voici Les posters signés par les plus grands champions, malheureusement inconnus du grand public, côtoient les affiches publicitaires, quelques unes seulement, car dans l’ensemble l’espace est fort sobre. C’est que les produits sont colorés et parfois clinquants, comme ces petites boîtes de carton à revêtement plastique ou à colle, qui arborent fièrement les visages de champions chinois. De quel sport s’agit-il, pourrait-on se demander, si on ne voyait qu’eux. Quelques grands fabricants se partagent le marché, un Allemand, un Chinois, un Coréen. Des filets, du matériel indispensable à leur fixation, de quoi coller, décoller, nettoyer raquettes et tables, toute la technique est là.

Le savoir aussi : livres, manuels, DVD, et même des jeux vidéo (Table Tennis Warrior, Ultimate Ping Pong IV…).

Il y a les vêtements exposés en vitrine et davantage encore ; plusieurs modèles de basket dont le style audacieux ferait pâlir les standards issus de jeux plus télévisés. Etonnant que les ados ne l’aient pas encore découvert.

Enfin, il y a la table. Elle est un peu plus petite, elle est au fond dans le coin, et par sa seule présence, elle vous donne envie de jouer, d’oublier un peu le boulot et les gosses, ou de les parquer derrière la table, tiens, et de leur enseigner les automatismes d’un jeu qui va très, très vite. Car ici, on est accueillant et serviable, mais vous savez, au jeu, il faut avoir l’œil rivé sur la balle. On parle peu, et on se concentre, et comme ces Asiatiques qui viennent ici pour jouer et mettre à profit des années de labeur dans les clubs européens, comme tous les joueurs amateurs ou professionnels, il faut se fixer. La précision, c’est le secret des champions.

Le 7 septembre 2014.

 

La miroiterie

Le miroir coiffé d’un navire est celui qui retient l’attention en premier, parmi tous les autres. De loin, les vitrines se signalent par les mentions flatteuses : MIROIRS, GLACES, SUR MESURE, DEPUIS 19…, ou encore, LE PLUS GRAND MAGASIN DU PAYS. Ca c’est de loin. Ensuite, on s’aperçoit, certains jours d’été, ou de grand soleil en hiver, qu’on a les yeux éblouis sans trop savoir pourquoi… ah mais oui, c’est un magasin de miroirs (Pardon Madame). La boutique fait le coin ; elle est jolie, car dans un ancien bâtiment de brique, et elle porte d’anciennes vitres encadrées de bois ancien et croisées comme autrefois. La porte est en bois, remarquablement ancienne pour une marchandise d’une telle valeur !

Le sol de la boutique, c’est une moquette parsemée de tapis d’Orient. On voit ça aussi, tout de suite, je ne sais comment ; peut-être parce qu’ici, tout se reflète. Mais tiens, à y songer, on s’attendrait à se retrouver dans la Galerie des Glaces, et ici, ce n’est pas du tout ce qu’on trouve. Et derrière le bazar d’une promotion annoncée en façade, qui laisse espérer de trouver le bazar à l’intérieur, on se retrouve dans un coquet espace tout bien rangé, bien pensé. Et bien sûr, il y a le miroir au navire. Le navire est en miroir, faut-il le préciser ; on dirait que ça vient du mobilier de la Ville de Paris. Poussant un peu, plus loin que le pas de porte, on entame la visite qui démarre avec un petit dressing. Style traditionnel sans être ancien, d’une époque et d’un style qu’on a du mal à situer : hôtel anglais ? chambre bourgeoise ? qui sait. Ensuite, des psychés, une table avec de petits miroirs entreposés, pour le matin et la toilette du soir, le rasage. Plusieurs grands miroirs posés les uns contre les autres à la zouave, adossés au mur. Et d’autres à hauteur d’homme, dorés, argentés, chromés, encadrés de bois. Rapidement, on perd de vue l’ordre des articles tant l’ensemble étonne : une petite commode toute recouverte de miroirs ; des horloges réveil ; des vases, également réfléchissants (cela ne dédouble pas les fausses fleurs qu’ils exhibent), d’autres miroirs encore accrochés au mur, traditionnels, carrés, ovales, ronds, à dorures, sans dorures, noirs façon années 1980, avec des carrelages de salle de bain design, ou au contraire des miroirs imitation vénitienne, grandioses. Contre un fauteuil de velours, deux petits miroirs ronds vous regardent de leur petit âge et avec de grandes prétentions. En fait, vous vous regardez vous-même. Contre un mur, un miroir expérimental fait de pièces diverses est assemblé ; patchwork de bris de miroir. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour avoir une excuse de se regarder ? et on a aussi un miroir classique en plusieurs tailles : 80cm, 1m, 1m20… Vous savez, on peut tout faire aussi sur mesure. Il y a un miroir dont le cadre est décoré de coquillages. Soudain, découvrez la variété des objets de ce monde. Ce que vous pensiez rare est venu vous hanter en nombre.

Du haut pendent des plafonniers ; candélabres en cristal et miroir, et imitation or. Là encore, tout ce qui contient des miroirs est ici (non, pas de rétroviseur, tout de même !). Dans tout cela, l’image reste la même ; pas une ride vous a dit le vieil ami hier, retrouvé après longtemps ; eh bien, ce n’est pas vrai.

Paris le 31 août 2014.