Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

L’écrivain public

Les passants se succèdent, devant une vitrine légèrement teintée, à l’enseigne vieillie. Les lettres décollent un peu : ECRIVAIN PUBLIC.

A l’intérieur, on voit une vieille dame qui tient ses lunettes et finit le journal. Là-dedans, il y a l’écrivain public, qui reçoit, tous les jours, du lundi au jeudi. Pas la peine de bosser plus, et puis, j’en ai marre, avec les années. Marre de bosser, non ; marre du train-train, envie de se reposer, de réfléchir.

Depuis quelques jours, la radio a diffusé des nouvelles inquiétantes : prise d’otage, attentats… Elle joue tout le temps, quand il n’y a personne. C’est comme dans un taxi, ou une boutique. Ca passe le temps. Cependant, les clients de toutes couleurs et de tous les âges défilent ici. C’est pour cela que la vitre est un peu teintée. On ne dit pas qu’on ne sait pas lire ; ça ne s’avoue pas. Dans le métro, on demande au voyageur étonné à quel arrêt il faut descendre (« mais c’est marqué… »). A la borne automatique, on demande sans demander, où il faut appuyer. Sur la route, on demande son chemin (« mais il y a un panneau juste là… »). Pour écrire, pour envoyer une lettre administrative, un faire part, ou dire je t’aime, en revanche, on ne peut plus tricher. Alors les gens se succèdent ici.

Sur les murs, les cartes postales reçues depuis les années côtoient une feuille simple, imprimée et placardée, qui dit les tarifs. Tout décolle un peu, tout est jauni. Ca sent le tabac ; des dizaines de cigarettes se promènent entre le cendrier et la poubelle. Sur la table, un simple ordinateur, des trombones, des stylos, des blocs notes, et une imprimante, dernier cri. Ca c’est notre petit luxe. C’est pas parce que c’est l’écrivain public qu’on ne peut pas faire les choses bien comme il faut, propres, jolies, et se faire plaisir. D’ailleurs, il y a des Quality Street dans une petite assiette, et parfois des After Eight, et certains jours, si je suis de bonne humeur, je vous fais un café. Bon, je ne le suis pas, mais allons-y quand même. Le café est servi dans un gobelet en plastique. Paraît que c’est pas bien pour les dioxines. Des gens en ont renversé ; la vieille moquette grise de cabinet comptable est tâchée. Ca n’a pas été shampouiné depuis des lustres, mais on aère.

Il n’y a pas de groupe particulier, se dit-elle avec les années. Bien sûr il y a des personnes moins fortunées ; des immigrants ; des personnes qui n’ont jamais été bonnes à l’école, et qui ont été travailler.

Avant, ma femme écrivait pour nous, mais depuis qu’elle est décédée…

Je prends des cours, mais je ne maîtrise pas tout.

Mes enfants se moquent de moi.

« Hier, ils ont tous été manifester, mais ils n’ont pas écrit de panneau. Si, il y a une cliente qui m’a appelée pour que je lui épelle son slogan. Elle était très fière, elle m’a rappelé sur mon portable ce matin. »

Parfois, elle donne son portable, en cas d’urgence. Ca c’est pour ceux qui sont illettrés, pas analphabètes. Il y a de tout, vous savez, on classe tout ça dans le même panier. C’est un spectre. On commence et on essaie. Il faut accompagner les gens, toujours rester patient, car un jour, ils pourront lire et écrire ; comme on apprend à conduire, on peut apprendre tard. Moi je n’ai jamais eu le permis, dit-elle en souriant. Je l’ai raté trois fois à vingt-sept ans, et ça ne m’a jamais retenté. Ce n’est pas grave, je ne vais en vacances qu’en ville. Mais ça ne vous tente pas le bord de mer, le désert, le silence ?

« Si, pourquoi pas, si vous apprenez à écrire, je passe le permis.

—Si vous m’apprenez à écrire, je vous apprends à conduire. »

Paris, le 12 janvier 2015.

Aux victimes des attentats qui ont eu lieu en France, et au Nigéria, la semaine passée. Aux familles, aux enfants, à nous tous.

A la liberté d’expression.

Musulmans, juifs, chrétiens, bouddhistes, hindouistes, sikhs, animistes, athées, agnostiques, tout cela, ou partie, à la fois, ou rien de tout cela, qu’on sache ou qu’on ne le sache pas, quelle que soit notre formule identitaire, nous sommes la France, nous sommes le monde.

La graineterie

A ma connaissance, dit le voisin du dessus, c’est la dernière boutique de ce genre dans la région. Ici, dans la rue assez calme, siège la graineterie, petit temple des semences et des bulbes. Pas besoin de vous rendre en zone industrielle, tant que je suis là, vous dit cette vitrine. Vos fleurs de balcons, votre potager a encore de quoi s’améliorer ici.

Autrefois, dans la même rue, il y avait une mercerie, un quincailler, et dans le quartier, une droguerie. Maintenant, des chaînes de vêtements. Mais la graineterie résiste.

Ca se présente ainsi : une vitrine transparente qui donne sur le magasin. Une enseigne des années 50, écriture cursive, au-dessus de la porte ; un rouge un peu délavé sur un fond blanc. Dedans il y a une grande table centrale avec des sacs à bulbes et tout le long des murs des présentoirs. Là, à gauche, ce sont les fleurs ; au fond, les plantes pour le potager ; à droite, des plants, quelques uns, même si ici, on n’est pas non plus pépiniériste. C’est tout simple, mais il y a ce qu’il faut : engrais, plantes, bulbes, graines. Au-dessus des sacs et des boîtes, de petites images cartonnées et des étiquettes où on a écrit au feutre les noms savants et vulgaires. Et si tu essayais celui-là ? C’est vrai que je ne l’ai jamais planté… J’en vends moins depuis quelques années, pourtant ça reste beau. Oui, tu as raison, c’est joli sur la photo. Il faut beaucoup arroser, après tu verras, c’est impeccable, et ça tient jusqu’à l’hiver. C’est que les hivers sont rudes…

Quel est le sens de pouvoir tout acheter en centre ville, après tout ? Je ne sais pas, répond le voisin, qui vous a renseigné, car la boutique est fermée ; en tout cas, pour mes géraniums (c’est là que vous les apercevez, à la fenêtre, juste au-dessus), je suis drôlement content.

Le 5 janvier 2015. Bonne année.

Aux bougies d’intérieur

Le magasin dégouline de bonnes odeurs ; certains diraient, de bonnes intentions. Mais ce n’est pas si important, car ce qu’on vient chercher au magasin de bougies d’intérieur, c’est une ambiance, plus qu’un parfum. Celle d’un soir solitaire où l’on allume la bougie en guise d’appel à l’inspiration et à la quiétude. C’est comme une balise lumineuse, dans la nuit du faire que constitue chaque jour, disposée pour soi-même : repose-toi, par ici… Et puis c’est pratique pour les mauvaises odeurs, confirme la vendeuse en balayant une mèche blonde. Moi j’ai celle-là, à la maison. Fraise, rose : j’adore. Le client ramasse et sent, circonspect. On dirait un yaourt.

L’achalandage est simple : pas mal de bougies brûlent, mais jamais trop à la fois. Il règne une odeur de Sephora, de magasin de parfum. On vend aussi des mèches, des lampes à huile, des bougies de collection. En cette période de Noël, on vend même les tisanes de Noël, celles qui donnent un prolongement à boire à ces fortes odeurs de bonbon américain qui pèsent sur la boutique : cannelle, fruits rouges, baies…

Aujourd’hui, dans l’espace de vente, tout est rouge ! dans certains pays, avec autant de couleur, on se dirait peut-être en guerre, mais là, ça veut dire : faites sentir vos intérieurs pour vos invités ce soir. Mon préféré c’est la bougie moyenne vanille, témoigne une cliente. Tu ne l’as pas rentrée, dernièrement ? Ah, dommage. Tu peux prendre la verte, thé vert matcha, lui conseille la vendeuse, balayant toujours sa mèche. Ah ouais, pas mal. Allez go ! Tu attends du monde pour les fêtes ? Ah Noël, quel stress !

Pendant l’été ce seront des odeurs qui respirent, qui reposent. Pourrait-on, demande une dame, ouvrir la porte pour aérer un peu ?

La pâtisserie de choux

De loin, on dirait une petite maison de poupées ; un petit carré de lumière dans le soir de décembre. C’est le magasin de choux à la crème. Le mois dernier, le blog influent Mon Paris Mode a décrété : « le chou, c’est le nouveau cupcake ».

Ainsi, nous y sommes. Le chou, c’est le nouveau cupcake. Ici, vous en trouverez de toutes sortes. Mais d’abord, où sommes-nous ?

Dans une rue à la mode, mais pas totalement passante, car il fallait pouvoir payer le pas de porte, ce que la fondatrice avait du mal à faire. La vitrine est entièrement transparente : elle donne à voir des plateaux de choux, des boîtes et de grandes cloches vitrées posées sur le comptoir et derrière la vitrine de gâteaux qui est à gauche.

Le comptoir ne se suffit pas à lui-même : un bar à choux est dressé contre la paroi droite du magasin. Quelques client s’y adossent parfois pour manger un chou et boire un espresso.

Vous pouvez demander des boîtes pour vos choux ; elles sont très jolies ! pour Noël, c’est idéal. Pour vos copains, pour vos copines, c’est top ! Bref, le chou, c’est la convivalité, c’est le partage. Et vos profiteroles vous remercieront.

Une seule vendeuse officie car l’espace est petit ; c’est un couloir. Au fond on fabrique, et c’est transparent. Un pâtissier roule de la pâte et manie une grande seringue à crème. On voit même le four, derrière une vitrine. On utilise les meilleurs ingrédients : crème bio, farine pâtissière. On a même pensé à faire une option vegane. Pour le chou, on ferai tout (c’est d’ailleurs le slogan que la patronne n’a finalement pas retenu).

D’ailleurs, en matière de chou, on teste tout ! choux au chocolat, choux au poivre, choux basilic-citron, ou chou au matcha… Toutes les garnitures et tous les fourrages sont possibles. En fait il y en a une dizaine, car pour bien faire, on ne peut pas tout faire. Les plébiscités sont les coquelicot, et le fruit de la passion. Et bien sûr, le chou classique. On vend aussi des tablettes de chocolat pour faire de la profiterole ce soir. Vos invités vont adorer. C’est la nouvelle cuisine française : on innove !

Avant Noël, là encore, les gens se bousculent. Ce weekend, on n’a pas arrêté de travailler, souligne la vendeuse. On dirait que ça reprend soupçonne la patronne avec une pointe d’ironie. Qui sait. En attendant, pour se remonter le moral, il suffit de gober un chou…

Paris, le 22 décembre 2014.

Le magasin de métaphysique

Ici on réfléchit sur soi, précise la fondatrice de cette boutique spécialisée.

De partout on vient ici pour « s’informer ». Il y a de nombreux livres dont certains en vitrine. Tout est regroupé par thème. Le développement personnel est d’un côté. Les livres de tarot, de l’autre, avec les jeux : le Marseille, le Jodorowsky. Au milieu, une grande table où l’on trouve de tout ; des ouvrages sur les plantes ; des ouvrages sur le corps ; des agendas ; de petits cadeaux (artisanat, petites cassettes). C’est à mi-chemin entre un magasin de nature et un magasin d’objets de voyance, avec un brin de déco et de bijouterie.

Justement, on trouve au fond une collection de pierres précieuses indexées et rangées dans de petites boîtes, avec des étiquettes qui rappellent leurs propriétés. Au-dessus, sur le mur on a accroché des colliers, très beaux, aux motifs de la terre et de savoirs ancestraux qu’on essaie de retrouver ici. Il y a aussi des boucles d’oreilles, de toutes parures de pierre, de métal et de bois. Ne demandez pas le sens de l’achalandage ; c’est organisé selon un ordre intuitif. Ceci vous stimule : allez chercher votre voix intérieure. Là, des pendules et des ouvrages de radiesthésie. Ici, un peu d’herboristerie. Là, des informations sur l’acuponcture. Plus loin, les religions du monde et leurs bienfaits respectifs. A ma droite, les CD de musique relaxante, celle des peuples premiers.

Ici, se tiennent des ateliers. C’est un lieu qui fait du lien. C’est un endroit où l’on vient se retrouver, échanger, initier une démarche. La ligne est ouverte, on ne professe rien de particulier, contrairement à ce que vous pourriez croire. La patronne du lieu défend seulement, suggère-t-elle, une introspection.

Qu’est-ce qui vous a poussé à entrer dans ce lieu ? Au départ, c’est peut-être la curiosité ; ou les cartes postales ; ou le livre sur le sexe tantrique. Dedans, c’est autre chose : il y a, somme toute, une grande variété, un grand éclectisme. Vous vous sentez un peu perdu, mais est-ce que c’est la boutique qui révèle ou la vie que vous menez qui vous y conduit ? C’est la discussion avec cette dame un peu illuminée qui vous a confié une amulette. Portez-la, la nuit. Je me demande bien pourquoi je suis rentré, se dit le badaud, qui va à la boulangerie en face, mais en même temps, c’était marrant. Tu es allé chez les fous ? demande sa mère l’air hilare. Ils ne sont pas fous, y a des trucs à regarder. T’es entré dans une secte ? lui a demandé sa mère pendant qu’il lit le livre sur la chiromancie. Mais non, c’est juste pour savoir.

Paris, le 14 décembre 2014.

Le photographe

Peu de personnes passent la porte. On a connu de meilleurs jours. C’est drôle comme tout a basculé, pense le patron à voix haute en fumant sa cigarette. Fin des années 90, on pensait tenir le bon bout. Et on introduisait toujours de nouvelles innovations. J’ai connu l’arrivée en masse de la couleur ; j’ai connu une activité foisonnante.

Maintenant, ce sont essentiellement des photos d’identité et des agrandissements. On vend aussi des caméras et des flash, plein de matériel. Du numérique. Ca permet de compléter les revenus de la boutique. Là où avant les gens venaient pour le développement, ils viennent maintenant pour leurs propres besoins. Ce qu’on a perdu par un côté, on penserait le récupérer ailleurs, puisque maintenant désormais tout le monde est photographe, et tout le monde développe. Quel paradoxe qu’on fasse encore les photos d’identité ! C’est une activité rescapée comme les cafetières italiennes au pays de Nespresso. Et les photos de groupe, de famille.

Pour compléter surtout, le patron fait des mariages. J’en faisais avant, mais depuis dix ans, c’est 40% de mon chiffre d’affaires. Les murs sont pleins de portraits réussis, les vitrines de mariés. Ca ça ne bouge pas. Dans les années quarante à Strasbourg, mes grands-parents sont restés trois ans en vitrine. En noir et blanc.

Le papier Ilford, l’odeur prégnante et chimique de la chambre noire… Tout ça,  c’était beau, et ça devient rare. Tout le monde est passé au numérique. Quand Kodak a annoncé qu’ils arrêtaient la recherche en argentique, ça a été un choc.

La boutique est simple, en fait ; pas beaucoup de place pour manœuvrer. Il y a une vitrine simple et transparente où sont exposés, à hauteur de jambe, des appareils, des cadres et de jeunes couples. Dedans, le comptoir qui fait toute la longueur du magasin. Au comptoir, le patron. Au-dessus de nos têtes, les portraits. Derrière, des machines complexes, surtout de quoi imprimer. A gauche, des lampes de studio et un fond blanc, une sorte de drap. Au sol, une moquette grise qui a vu de meilleurs jours mais qui résiste vaillamment. Ils doivent avoir la même au siège de Toshiba. Voilà, c’est résumé. Itunes, et des tubes de rock années 80 (l’époque où ces mecs gothiques ne faisaient pas encore des balades…., et où la photo était différente). Quelques clichés de safari (le patron est allé au Kenya l’an passé).

On va s’en sortir, répète-t-il à ses clients fidèles. Il faut passer le cap.

Paris, le 7 décembre 2014.

A Jennifer Huxta, à mes amis photographes.

A Fermin Reygadas, pour l’appareil photo, il y a longtemps.

A Janet Delaney, pour le réveil de nos regards.

La baraque du marché de Noël

Ca y est ! on a dressé le petit chalet sur la place du marché.

Dix autres comme lui se côtoient, prêts à accueillir les chalands et les touristes de même, avec le visage sympathique d’une souriante maisonnette d’hiver. La zone piétonne est équipée de hauts parleurs. Depuis deux jours déjà, ils passent à toute heure de la musique de Noël (américaine, et, pas après 22h, les riverains étant intervenus).

Tout semble prêt pour le déploiement de la magie de Noël. Qui sait d’où vient l’expression. A l’intérieur, un petit chauffage permet de garder les jambes bien au chaud, tandis que l’on fait face au temps qu’il vente ou pleuve (de toute façon, on est à l’abri, et on y est plutôt bien). Cette année, le placier a été particulièrement capricieux. La concurrence est rude ; les dossiers devaient être déposés dés le mois de juin. Juin ! Eh oui, faut prévoir. On espère que les ventes seront bonnes ; jamais possible de prévoir. On a prévu de nombreuses fois et on s’est trompés à de maintes reprises. Cette année, le voisin dit qu’il y aura plus de Japonais, plus d’Américains, moins de Russes, peut-être un peu moins d’Allemands. Ca ralentit, l’Allemagne. Mais c’est juste à côté, en même temps : qui sait ? Car on est juste à côté. On est en Alsace, tous les villages de la région et toutes les villes ont leur marché de Noël. Strasbourg et Colmar concourent sans cesse pour la taille de leur marché ; Sélestat pour la capitale de Noël. Les babioles de Chine envahissent tout. Maintenant, au-delà du nombre, une exigence de qualité : est-ce fabriqué en France ? Dans l’Est ? En Allemagne ? Ou je ne sais où ? Ca tient ?

Dans cette maisonnette, on est spécialiste de pain d’épice et de friandises de Noël. Tout vient d’une excellente pâtisserie au village. Les grandes pièces viennent d’un fabricant spécialistes à quelques kilomètres. Goûtez, Madame, vous ne le regretterez pas. Ah, oui, c’est très bon, spécialité régionale, vous savez. Passons sur le fait que le pain d’épice est une terre hautement contestée : que de pays d’Europe ont sur lui planté leur drapeau, mais il résiste, se dérobe et se réinvente d’une contrée à l’autre. Ici, en Alsace, on le fait d’une certaine façon. Moins de gingembre qu’aux Pays Bas et dans les pays anglo-saxons. Moins de chocolat qu’en Allemagne. Plus nature.

Tout un parcours conduit ici ; par la mairie ; par les rues piétonnes. Un guide imprimé sur un papier glacé doré indique le chemin et les stations du pèlerin. Tout au long une décoration, un spectacle presque total. Que viennent-ils chercher ? se demande une habitante qui les observe par la fenêtre. Le côté Hansel et Gretel, peut-être. C’est en Alsace que Miyazaki est venu chercher le décor du Château ambulant. Le dépaysement, à deux pas de chez vous. Encore que : certains viennent de loin, d’Asie, d’Italie. (C’est pareil, n’est-ce pas…). Le paysage de carte postale, les traditions perdues (ça, c’est pour les Parisiens). On cherche encore. Est-ce commercial ? oui. Tout le monde vend quelque chose. Mais en même temps, c’est aussi plus que ça, encore, qu’ils viennent chercher. C’est peut-être le sens de Noël et des fêtes, le sens d’une époque de l’année où il fait nuit plus que jour et où l’on voudrait se recroqueviller sur un cocon. C’est peut-être de se retrouver.

Colmar, le 1er décembre 2014.

1er décembre : Journée mondiale de lutte contre le SIDA et le VIH.

Aux ampoules LED

De temps en temps un produit sort et quelqu’un le repère et veut être le premier à se lancer sur le filon. Il en est ainsi des LED. La réglementation arrive, prédit le propriétaire, bien informé. Ca va être obligatoire. Et là…

Et là, rira bien qui rira le premier. Et là, les clients entreront par milliers dans la boutique spécialisée ; et là, les LED éclaireront le monde ; et là, qui sait jusqu’où nous irons avec les LED, promet le propriétaire à son épouse mi-rêveuse mi-sceptique. Tu n’aurais pas pu te lancer dans le commerce de bouche ou la banque comme tout le monde ? lui a soufflé un jour son beau-père après quelques verres de trop.

Cela ne l’a pas mortifié. Il était employé d’assurance ; il s’ennuyait. Il a lu Quarante Recettes du Succès du grand coach américain Jonathan T. Rogers II (je ne sais pour quelle raison les Américains ont cette soif de dynasties de classe moyenne). Ca m’a fait un choc. J’ai tout basculé à partir de là. Démissionné de son travail, et appliqué les recettes choc de Rogers, dont il a les trois tomes et quatre audio-livres, et même un portrait avec le grand maître pris lors d’une conférence à Houston. Un rêve de gamin, pour moi. Le portrait trône au-dessus de la caisse. Je lis dix minutes par jour, je fais du sport, je me soigne. Je ne laisse pas mes comptes à la dérive. J’anticipe, je prévois l’avenir. Je fais le point avec ceux que j’aime. Il répète ces enseignements clés à qui veut l’entendre ; il a déjà vendu quatre bouquins du maître. Il faut répandre cette science, la science de la réussite, du perfectionnement de soi : en France, on est en retard. Vite, vite, rattrapons-le. Vite, vite, Gauloises et Gaulois, vite, grenouilles et franchouillards, vite, les hexagonaux de toutes sortes, dépêchez-vous. Moi, ça a changé ma vie, alors, si ça vous intéresse pas, c’est votre problème. La réussite, ça ne tient qu’à un fil ; ça ne dépend que de nous. Il a économisé, concentré son énergie, défini son projet. Quelques mois après l’Académie de Rogers à Houston (ça a été un point culminant, quinze jours de congés, dont une semaine entière de congrès), il s’est lancé. Comme tant d’autres. Je me lance, et c’est du pur bonheur. Les LED, parce qu’il a lu un article. J’ai vu que ça montait. Et maintenant nous y sommes. Une superbe boutique pleine d’ampoules. Ici, on vend ce qu’il y a de mieux. Le meilleur matériel, le plus dur à trouver, et pas qu’avec les particuliers. Les professionnels, ça marche bien mieux. C’est pourquoi tout est fait pour leur faciliter la vie. Paiement par compte, à-comptes, accueil spécial, horaires aménagés s’il le faut, commande spéciale et livraison hors norme. Ca c’est le service. Ca se mérite. De toute façon, si on veut qu’ils choisissent le LED, faut aussi le mériter.

C’est ce qu’on essaie de faire. Ici, on a privilégié un look américain : moquette grise, murs blancs, efficace. Ce qu’il faut. Là-bas, ça rigole pas ! tout est étudié ! c’est ça qu’il a voulu faire aussi. L’an dernier, il a écrit une lettre à Rogers, avec une photo de la boutique, tout fier. Le grand homme lui a répondu, très gentiment, et il a encadré la réponse, dans le salon à la maison (pas dans la boutique, c’est personnel). Il a calculé, le patron, qu’il faut 500 ventes et 1250 visiteurs pour atteindre son objectif. En rythme de croisière, ça peut se faire, mais là, on n’y est pas encore. Alors pas de vendeur, pas de personnel, que de la détermination et de l’huile de coude. Du travail. Il va y arriver. En attendant, toutes les LED ne sont pas branchées : c’est là aussi qu’on se distingue, car ici, on veut incarner l’économie, l’efficacité. Pas besoin de faire cramer quatre cents lampes. Et puis la LED, pour la déco, ça peut s’étudier, et ce côté déco, ça va être l’axe sur les mois qui viennent. Car il faut un axe.

L’observateur posté devant la vitrine transparente, sans décoration ni appât, sent quelque chose de méthodique, alors qu’il regarde l’intérieur dans cet univers électrique, bien ordonné. Dans cette petite rue calme, d’une ville provinciale, où passent d’abords pharmaciens, ouvriers et employés d’administration, une petite révolution se prépare.

Londres, le 24 novembre 2014.

Le magasin de prothèses auditives

Trop de boums, trop de concerts, trop de surprise parties, trop de soirées, trop de raves, ou bien trop de marteau piqueur… trop de cris après les enfants, trop piaillé face à son épouse ou conjoint, trop bramé sur le terrain de foot. Trop, …, dit-on aux ados. Trop tiré, trop fait la guerre, trop roulé sa bosse sur les circuits de rallye, écouté la musique à fond, AC DC, NTM, Nirvana, Beyoncé, ce que vous voudrez, le résultat est le même : nous voici au magasin de prothèses auditives.

            Moi qui n’ai jamais porté de lunettes, j’ai les deux d’un coup.

         —Vous verrez, Monsieur, ça ne se voit même pas. Puis d’un voilà doux et réconfortant, d’accompagner la  première pose. Ca se porte très facilement, en plus.

Scène quotidienne au magasin de prothèses. On en voit de tous les âges, pas que des vieux, et vous savez, on en voit de plus en plus jeune. Prenez garde mortels, votre ouïe ne reviendra pas.

Dedans, on est comme au salon, comme dans ces nouveaux espaces commerciaux où l’on vend des téléphones. On ne sait pas très bien s’il faut attendre, et à qui se présenter. On vient vers vous.

Les machines sont toutes petites. On croirait des émetteurs issus de films de science fiction. C’est avec ça que les aliens m’ont suivi et recapturé, diront-ils sur Fox en prime time. Placé derrière l’oreille, on ne le remarquerait que sur l’oreiller ; et de loin, il semble dédoubler le lobe, étrangement, mais pas assez clairement pour qu’on le distingue. C’est comme une greffe artificielle… Etape de la transhumanisation à venir de notre espèce ?

Peu importe la philosophie, vous diront les médecins, balayant ça d’un revers de la main, ORL et compagnie… vous avez envie d’entendre ? ça donne quand même de beaux résultats. Alors nous y voici, encore une fois.

La vitrine est accueillante, apaisante. Elle présente des bleus clairs (c’est le côté médical), et des violets doux. Essais gratuits. On a parcouru un certain chemin avant de passer la porte ; d’ailleurs souvent on n’en a parcouru aucun puisque ce sont les enfants qui viennent se renseigner pour leurs parents. Vous croyez que ça pourrait lui aller ? ah oui, ça c’est discret, il l’accepterait. Faire accepter au vieux que plus personne ne peut lui parler, et qu’il nous casse les oreilles au combiné. Faudrait pas qu’on finisse ici, nous aussi.

Paris, le 16 novembre 2014.

Le magasin d’affiches

OK, c’est culcul, mais ça se vend.

La vendeuse et le patron parlent de l’affiche Titanic que l’on retrouve fièrement arborée en vitrine. Oui, c’est culcul, mais ça vend. Et à côté, pour la peine, on a mis du Metallica, pour la dureté masculine, et Les Visiteurs, pour le côté franchouillard. Tout est affaire d’équilibre. Le patron, fasciné par la philosophie asiatique (yin et yang, tout ça) en est persuadé. Savez-vous comment on dit crise en japonais (c’était en japonais, déjà ?) ? Problème – opportunité. Fascinant. Ils ont tout compris.

Donc la vitrine est quasi entièrement occupée par les affiches et les posters. Des cadres aussi, de la photographie « originale » (comprendre, qui change) avec des photos d’enfants et les inévitables chats. Il en faut vraiment pour tous les goûts. A l’intérieur, les murs sont eux aussi couverts d’affiches : Matrix (celle-là se vend assez cher), Tina Turner (une cliente l’a rencontrée une fois), Mylène (une icône), Johnny, Un Indien dans la Ville (beaucoup d’aficionados).

Quelques affiches d’occase, aussi ; il faut bien en reprendre, certaines ont de la valeur ! Ici, c’est le temple de l’affiche. On ne discrimine pas. A un moment, on a vendu des affiches de chevaux, mais ça ne se vendait pas tant, et il a fallu revenir aux fondamentaux. Chanteurs, films, et chats. Cadres photos. Tout ce qui décore, car en ces temps de signal culturel et de classisme, il faut pouvoir dire à l’autre qui vous êtes par l’affiche que vous avez. Ce sont toutes les mêmes structures, les mêmes reproductions grand format, les mêmes fabricants…, mais selon que vous ayez accroché Céline Dion ou Metropolis, vous n’êtes pas la même personne.

Alors croyez en vous, croyez en vos goûts. Ca fait beaucoup, la première nuit, de s’épargner les mots inutiles. Toi aussi tu aimes… ? C’est fou, on était vraiment fait pour s’entendre.

Il faut regarder ce que les gens rapportent parfois. Des affiches dégueulasses, hors d’usage, mais une fois, on en a acheté une vieille, déglinguée, et pour cause : c’était Les enfants du paradis. Ca aussi, c’est le rêve du patron. Arlety. Paris est si petit pour deux êtres qui s’aiment tant…

Ca tombe bien, on est en province, et une parole mythique comme celle-là vaut bien d’acheter une vieille ruine.

La concurrence s’intensifie, néanmoins : des sites proposent de faire des reproductions de vos photos de famille en grand ; du coup, on s’y est mis, aussi, via un confrère imprimeur. Et il y a les grandes surfaces, qui proposent, outre les fourchettes et le canap’, l’affiche qui fera sensation et cultivé. C’est pour ça qu’on dit aux gens : faites ce que vous voulez, mais si vous voulez de la qualité et du service, et surtout, un conseil de connaisseur, c’est ici qu’il faut venir. Sur la rue pavée dehors, la tête de Céline Dion se mire parfois sur les pavés mouillés, les soirs de pluie.

 

Rennes, le 10 novembre 2014.

A mes élèves.

A M.