Le magasin de foulards
par Frédéric Benhaim
Foulards, cravates, châles, spécialiste soie.
Les indications sommaires font l’économie de quelques centimètres de vitrine, juste ce qu’il faut pour faire tenir les grandes lettres visibles de loin. Sous elles se sont dressés des mannequins qui portent autour de cous esseulés des cravates et des foulards ; sur le plancher de la vitrine on a disposé de nombreux foulards à motifs variés.
La soie a trouvé ici son débouché, qu’elle vienne de Lyon ou d’Asie ; la soie est une merveilleuse matière, s’accorde-t-on à l’unanimité, vendeuse et clients, mais gare aux mites. La boutique est organisée simplement ; écharpes, châles, foulards, cravates ont chacun leur section. Les foulards sont à gauche de l’entrée, les écharpes, en face ; les cravates, à droite sur des portants qui longent tout le mur, d’un bout à l’autre, posées sur des tiroirs incrustés couleur noyer dont on ne voit pas la contenance… Les châles et les foulards sont ensemble, partout ailleurs. Ca a du sens de tout vendre ensemble. Monsieur et Madame viennent le samedi ; elle s’achète un foulard, lui une cravate. Vous pouvez les accorder. His and hers. Oh, il y en a qui trouvent ça charmant, qui s’aiment tant ou pas assez pour souhaiter s’unir par les liens de la monochromie.
L’année a ses grands temps, ses points d’orgue : Noël, Pâques, la fête des mères et celle des pères, les soldes, d’été comme d’hiver, la Saint Valentin, la rentrée… Les gens achètent moins depuis quelques années ; on voit qu’il y a la crise. Certaines pièces plus frivoles ne se vendent plus, ou au contraire, se vendent davantage. En vrai, il n’y a pas de règle, si ce n’est que le client semble avoir moins d’argent, semble angoissé par les conséquences de son achat. Certaines personnes y réagissent paradoxalement en se repliant sur le superflu au détriment du nécessaire. Qui suis-je pour juger, pense la patronne en pliant les châles. S’ils pouvaient éviter de me les froisser. Le magasin dépense une fortune chaque année en pressing. Oui, car certaines pièces doivent être nettoyées par un professionnel, et même si on a une centrale à l’arrière, ça ne suffit pas, on ne peut pas tout traiter.
Les impôts cette année ont augmenté, raconte chacun, mais, répond la patronne, les pièces défectueuses aussi. Ils ne se rendent pas compte que la qualité c’est moins de gaspillage et d’ailleurs ça vaut pour vos achats. Rendez-vous compte : vous achetez un châle de moindre qualité dans une enseigne à bas coût. Certes, vous allez payer moins. Mais quand ça craquera ou que ça trouera au mauvais moment, que ferez-vous ? c’est comme les frigos, il faut prendre ce qui tient. Et puis, regardez-moi cette belle qualité. Sentez comme c’est doux. Increvable ça. Mon mari en a un, le même tiens, il l’use et ça ne bouge pas ; il l’a depuis vingt ans.
Oui, acheter c’est penser à soi, bien sûr ! ânonne-ton ici. Les lainages sont magnifiques cette année ; au niveau couleurs, ils ont assuré ! on a de belles marques, et ça donne presque envie d’être en hiver, tant on a envie d’en porter ! il règne dans la boutique une certaine odeur de lavande, l’arme utile contre les mites. Les huiles essentielles flottent dans l’atmosphère fraiche (autre astuce anti-mites, la température…), tandis qu’une musique douce est diffusée, tantôt par RFM tantôt par une playlist concoctée par le fils de la patronne (Ambiance repos, clients heureux : tu as un avenir dans le marketing ! lui-a-t-elle dit). Car vous savez, le client est roi, nous, ici, on reprend toujours. Ah le châle c’est personnel, d’ailleurs ça se porte autour du cou, et idem côté cravate ou écharpe, c’est quelque chose qui doit plaire, donc si ça ne va pas, revenez.
Le 26 décembre, il y a généralement du monde. Si seulement les gens se connaissaient un peu mieux, pense-t-on derrière le comptoir…
Paris, le 3 novembre 2014.