Le cordonnier

par Frédéric Benhaim


                        Les ateliers ont changé au fil du temps. Le métier s’industrialise, les machines se numérisent, après avoir gagné en carrure. Les produits chimiques ont remplacé le sang et le sel des tanneurs, mais un morceau de cuir au mur rappelle l’animal, et l’odeur est toujours forte, qui vous prend à la gorge et au nez quand on travaille vraiment. Certaines choses n’ont pas changé. Quand vous passez le seuil d’un magasin de denrées alimentaires, de pain, ou que vous allez quérir la réparation de vos chaussures, vous êtes comme ceux d’autrefois, les aïeux à perdre de vue. Sans se chausser, on n’a jamais rien fait, et même si on peut acheter et jeter ses chaussures, les chaussures de cuir restent chères et se réparent, et elles se réparent ici. Dormez sur vos deux oreilles, cordonniers, grâce à vous, le sort de l’obsolescence calculée et du cycle de vie du client sont amadoués. Faites durer, 15, 20 ans ! Ces chaussures, vous montre le cordonnier à ses pieds, je les ai depuis vingt ans. Plus ! enchérit sa femme.

Le décor est brun, marron, sombre. On y fait du bruit, à se demander comment ils font, car ici on fait chaussures et clés. Et plaques. Et tampons, mais ça se vend un peu moins. On vend des lacets. Au mur, des clés suspendues par centaines, neuves, sur des crochets fixées dans un grand panneau gris qui couvre tout un pan de mur, comme le tableau de clés d’un immense hôtel de l’âge industriel. Chaque centimètre est utilisé. Sous les clés, des chaussures ensachées dans des plastiques bleus attendent leur propriétaire.  A travers le drap bleu, on aperçoit les talons refaits, les bottes, les chaussures de ville, les ballerines cassées de lendemains de fête ou les souliers de danse. Des noir, des brun, des rouge, des couleurs fantaisistes, tout cela est entassé pêle-mêle et attend. Ailleurs, des paires étiquetées attendent leur soin, dans ce bloc opératoire où on a du mal à distinguer les urgences entre elles.

Certains viennent le lendemain, impatients, ignorant la date indiquée sur le ticket. D’autres viennent trois mois après, c’est pour cela, on essaie de faire payer avant, car le loyer n’attend pas. Ce métier est donc : bruyant, odoriférant (produits en tous genres, cires, …), physique (l’avez-vous agripper les semelles, user ses yeux sur les clés), peu recommandé sûrement par le Ministère de la santé, peut-être pas classé dans les métiers pénibles, et on croirait l’avoir mieux reconnu dans le passé. Il est dommage, vraiment, qu’on ne puisse réparer les basket aussi, quel gâchis. Mais au fond, tant  mieux,  il a déjà tant à faire. Ici vous trouvez quantité de plaques et d’applications inconnues du métal. Savez-vous que vous pouvez prendre une plaque d’immatriculation pour enseigne ? Qu’on vous fixera la nouvelle plaque en cinq-sept ? Tout cela est facile. La clé met dix minutes à faire. Mais comme les baskets, certaines clés ne se font plus. Au nom de la sécurité, on  a introduit l’OGM de la clé : la carrée à dents, la rectangulaire, etc. Tout cela ne se reproduit pas. Ou cela coûte cher, il faut être agréé. Le métier change.

Les machines sont imposantes, et leur couleur orange années 80 est salie par la graisse qui envahit tout, même les mains, même les doigts. La cire noire semble avoir tout recouvert, sauf les clés dorées qui scintillent dans la lumière du jour. Où êtes-vous mes clés ? Dans ce temple de Saint Antoine, certaines femmes viennent chaque jour ou presque pour avoir perdu leurs clés. Un jour pour un certain Monsieur le cordonnier a décidé de garder un double. Ne perdez pas vos clés, on n’est pas là le week-end.

Ah, on ne prend pas la carte ; c’est chèque (illusoire) ou liquide. Il faut vous chausser, alors, vous ne dites rien.

 

 

 

Paris, le 31 décembre 2012.

A Perrine Benhaim pour le gîte du malade.