Le magasin de philatélie
par Frédéric Benhaim
De tous pays, de toutes époques, dans des classeurs et dans la vitrine, le magasin montre le visage de pays évanouis et de puissances passées, de commémorations désormais interdites ou de visages oubliés, enfin, de monnaies perdues.
Les passionnés du timbre se retrouvent ici pour vendre ou acheter, ou parcourir les albums de timbres de toutes sortes.
Leurs femmes, leurs maris, leurs compagnes, se demandent : pourquoi donc collectionner des timbres ? Cela prend la poussière. Bien classé, de la place ; combien de garages, de greniers, voire de salons, de chambre à coucher encombrés par ces tout petits carrés de papier qui comme des termites occupent tant d’espace pour leur maigre taille ? Et que de fonds perdus. Que d’argent qu’on aurait économisé. Chaque timbre est comme un titre d’emprunt russe en miniature, chaque collection une ruine, une maison en feuillets, un château, une voiture, un tour du monde perdu en timbres-poste. Que de noces d’or, ruinées. Vanitas : vous n’aurez jamais tout ! Mais en même temps, le collectionneur est souvent absorbé et donc, après vingt ans de mariage, il vous laisse tranquille. C’est la garantie d’un samedi mielleux et d’un dimanche paisible, puisque solitaire. Quoi de mieux pour la paix des ménages qu’une bonne passion ? On devrait faire des études sur la longévité des couples à hobby. Elle fait du sport, lui va à la pêche. Elle aime le patchwork, lui le modélisme. Il aime les timbres, et elle le cerf-volant. Elle aime les timbres, et l’autre préfère ses amis. (Le tout à décliner à tous les genres.) Cela fonctionne bien. Chacun son domaine, et tout est bien chez soi. A condition que cela ne vire pas à la substitution d’époux : tumulte et querelle.
Le patron sait tout cela, et n’oublie pas de saluer les conjoints des clients qui viennent ici. Depuis le temps, les timbres de collection restent sa passion, mais ce qu’il glane il ramasse pour les clients. Le paradoxe est qu’on exploite une mine que chaque jour renouvelle, et même si le volume global de courrier diminuera un jour, il y aura toujours des lettres à la poste, et plus on emaile, plus on trouve ça magique, et plus on trouve ça magique, plus le timbre devient intéressant. Déjà, remontez plus d’une décennie, et vous êtes en francs. Tu as connu les francs, toi, Papa. Oui, mon petit. Et c’était comment ? Pas si différent. Moins cher peut-être. Ca valait combien un franc ? Six euros. Et un euro ça vaut combien ? (…). Les Marianne se succèdent et se ressemblent. Les oiseaux, les animaux. Ici, la spécialité, ce sont les républiques perdues. Les URSS. Les africaines. Les timbres coloniaux, on n’aime pas trop, par obédience politique, mais les républiques centre-américaines, ça c’est toujours exotique et chaleureux. Il y a l’album Grands Hommes : tout le monde s’y arrête. A la fin il y a les femmes.
Tout est bois et vitrines. Il y a un coffret à verrou pour les choses vraiment précieuses. Un bureau mi-ancien, mi-moderne, années 50 à couverture chromée, à plateau large pour pouvoir ouvrir les albums. Difficile de lutter contre la poussière, car le papier la chope à une vitesse alarmante. Alors la porte est toujours ouverte, en particulier le samedi pour aérer. Les fermetures, c’est pour les vacances et les congrès de philatélie, très importants, et étonnants au possible. On y retrouve les clients, d’ailleurs certaines années on y va ensemble. Et puis ça n’a pas de langue, sinon le français (Union postale, vous savez) ou le charabia, le langage des signes. Ce sont les images qui parlent et les vieilles enveloppes qui font office d’interprète.
Paris, le 22 avril 2013.
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