Le magasin pour taille plus
par Frédéric Benhaim
Jacob aurait pu être le roi du Sentier. Il le savait, jeune, on le disait doué ; il a pensé à se lancer dans le prêt-à-porter féminin, mais voilà, c’était bouché, et en 75, après quelques années à faire le boy chez un oncle, il s’est dit qu’il était temps de se lancer, et il a vu le créneau. Il avait un copain, Gilles, un Tunisien, qui s’était toujours plaint de ne rien trouver, du prix des tailleurs, du prix des magasins pour grandes tailles. C’est des voleurs ! disait-il à l’époque. Alors ça lui a donné une idée : un magasin de tailles plus à prix abordables. Corrects, on va dire. Car il y a du travail. Un grand sportif, très proche de lui, s’y est associé.
De dehors le magasin se mesure à sa vocation ; il est grand, l’enseigne est grande, et les mannequins sont plus volumineux que leurs cousins du Marais et de Saint Germain des Prés. Décidément ici on ne fait pas d’émacié. Vous avez beaucoup d’hommes vous savez qui ne peuvent pas trouver chaussure à leur pied (d’ailleurs on fait aussi des chaussures). Ce n’est pas qu’une question d’âge ; bien sûr, il y a le passage des années, le cap de la cinquantaine, quand certains hommes prennent le cap qu’ils essayaient d’éviter des années durant.
Vous passez une belle porte vitrée, de part et d’autres, des costumes, gris, noirs, bleus, beiges, même blanc ou canarie. Plus loin les tenues de ville, les chaussures, les manteaux. On fait moins de sport ces jours-ci, mais on peut vous accommoder. C’est incroyable que pour les petites tailles (comprendre, les plus petites) il faille venir ici, dit le vendeur, qui est disert sur le sujet, mais n’est pas lui-même de grande taille. Ma femme s’en approche, dit-il avec une pointe de mauvais humour, et comme pour rassurer le client sur ses connaissances… Il devrait s’en vendre partout, de ces tailles-là. On se demande dans quel royaume imaginaire on conçoit les modèles. Chez les elfes ! Ici, au moins, vous n’êtes plus chez les elfes. Vous avez l’embarras du choix. Du coup, les clients viennent parfois passer la journée. En une fois, ils peuvent régler leurs achats d’une année, être élégants, et c’est important pour bien des hommes. Incroyable, tout de même. Mais tant mieux pour nous ! dit le personnel. On arrive mal fringué ; on repart en sénateur.
Dans les tailles plus, on oublie souvent de regarder en haut. Les grands hommes ont aussi du mal à se vêtir ; on prend conscience de la tyrannie de la majorité qu’exerce dans le vêtement la taille « moyenne ». De moins en moins moyenne à force que nous nous allongeons et nous étirons… Pourtant, ce n’est pas ainsi partout. En Scandinavie, il y a beaucoup plus d’offre ; ainsi en Allemagne, aux Etats-Unis. En Angleterre, il y a des vedettes taille plus, de très belles femmes, de très beaux hommes. Voyez-vous, sur les reflets marbrés du magasin au sol beige impeccable, légèrement années 70, les personnes peuvent se mirer comme dans les glaces et les cabines d’essayage, et se trouver belles… ou à défaut, rit un quinquagénaire moustachu, tromper l’ennemi.
Paris, le 10 février 2014.
A René Benchemoul.