Le magasin de vêtements pour enfants
par Frédéric Benhaim
C’est un problème majeur d’économie circulaire ; comment habiller les générations d’enfants qui se succèdent—sans se ruiner—? Pour tout parent, l’équation est la même : un enfant garde un habit un an ou deux, et pourtant, il ne doit pas avoir l’air d’un souillon ; il doit faire honneur à la famille ! C’est du moins le raisonnement de nombre de parents zélés et déjà si fiers de leur descendance. Comment ne pas les comprendre ? Comment alors ne pas céder à la tentation de l’habiller comme un adulte, ou de l’habiller comme un bébé, ou de lui faire une garde-robe de dandy collectionneur ?
Les enfants des clients vivent la coquetterie de manière très aléatoire. Pour certains petits garçons ou petites filles, c’est un supplice. Passer une heure à essayer des vêtements ou des chaussures trop serrées, à prendre l’air d’un poupon et à envisager la fin de leur bonne vieille chemise préférée, toute petite et abîmée qu’elle soit, c’est une charge émotionnelle que l’ambiance Happy Meal des bonbons, des jeux et des couleurs vives, n’atténue pas. Pour d’autres, les futurs trendsetters de leur génération, les mondains de demain, les idoles et les modèles à venir, c’est une joie dont l’appétit de parure risque toujours de faire basculer les finances fragiles de parents déjà trop accommodants.
La boutique est organisée pour deux mondes de taille fort différente ; les petits, voire les tout petits, pour qui l’univers connu fait un mètre vingt ; les parents, pour qui le monde est un espace de dangers et de menaces pour de fragiles bambins (ce que nous ne contestons pas !). Il faut donc que cela soit joli, coloré, plein de jeux, de petites chaises, d’espaces d’amusement pour les gamins, pour les frères et sœurs peu intéressés par les emplettes, pour les heureux bénéficiaires, eux-mêmes fatigués de tant d’essayages (les cabines sont au fond) ; il faut que le sol soit facile à laver (il a tout vu) ; il faut qu’un bon fauteuil ou deux et un peu de café console les parents et grand-parents que la fatigue prend d’un coup, revers d’une nuit passée à cajoler le cadet, d’une matinée passée à jouer au ballon, d’une minute passée à gronder ou à expliquer… Il y a tant de raisons. Pour la patronne, il faut plus de nerfs dans une affaire comme celle-ci, mais c’est une passion ! Et la France donne tant d’enfants à habiller, dit-elle. Ils sont fascinants dans leur diversité, tant de petits visages, bouboules… (le personnel se perd souvent en démonstrations d’attendrissement un brin mièvres). Bon nombre de familles viennent ici pour habiller l’aîné et ne franchissent le seuil que trois enfants plus tard, lorsque le cadet ou la cadette d’une grande fratrie décrète que la robe souillée ou le chemisier aux mille tâches ne peut décidément plus convenir. Un enfant le décrète à sa façon. De temps en temps, on incite à partager ; on organise une bourse aux vêtements entre parents. Contrairement à ce que vous pourriez croire, « ça génère du chiffre ». Oui, le monde est différent de ce que l’on croit, et de toute façon, ici, on est d’abord là pour les mômes (de même qu’en Inuit on désigne la neige par cinquante termes différents, il y en a au moins autant ici pour décrire l’enfant).
Lors des fêtes, les familles livrent l’assaut pour parer les enfants ; petits costumes, petites robes de princesse ; au fond, on leur apprend si vite à être comme nous-mêmes…
Paris le 19 mai 2014.