Au Primeur

par Frédéric Benhaim

Impression frais ! 

Les fruits dégorgent des étals, du rouge brillant, éclatant, ciré. Les griottes rouge-noir à la lumière étincellent comme des boutonzs de rose. Des kiwi bruns, poilus, comme de petits animaux, coupés au cœur montrent leur chair verte en cercles concentriques. Les fraises gariguettes aguichent le passant comme des touches de rouge à lèvres. Les abricots ressemblent à des soleils dodus. Des radis en botte avec feuillage et dégradés rouge-blanc, de petites poupées polonaises fraîchement récoltées, pas tout à fait nettoyées. On voit que cela est frais, et que cela sort de terre. En croquant un de ces fruits, on mord sa part de nature, on s’invite en forêt.

(Quelque part, à des milliers de kilomètres, après des terminaux, des autoroutes, des avions cargo et des ports, au bout de grandes routes, de petits chemins, il y a une propriété, où roulent des camionnettes, des carrioles. On y trouve des pieds boursoufflés et mordus, des doigts ampoulés, piqués, des fronts fatigués, humides, des yeux vides le soir à 20 heures, et lorsque les pieds plongent dans une bassine d’eau tiède, on y récite un psaume.)

Les ananas sont délicieux. Les pêches, les pommes, les kiwi, les poires, les fruits exotiques. Tout est beau, tout sent bon. Le mot se murmure d’étal en étal, raisonne dans l’oreille et resplendit en rouge orange, en jaune pêche et en vert vif dans la cornée enchantée. Un paysage, une vallée de fruits. Des vapeurs d’eau suscitées par de petits dispenseurs s’exhalent vers les passants dans la rue. Le vendeur à casquette de tennis emballe vos fruits dans le papier brun. Il prend et rend la monnaie avec le sourire, car il travaille au jardin d’Eden… l’Arche de la botanique et du savoir horticole, la Corne maraîchère, dans ses natures mortes, non : vives. D’ailleurs, les fruits s’échappent de leur lit, et le client manquant de dextérité fait fréquemment s’écrouler une pyramide, libérant des boules rouges qui rebondissent en se gâtant vers leur perte au caniveau.

(Quelque part sur une plantation, on abat un singe qui s’élance d’un arbre à l’autre.)

Et que dire de ces oranges d’Espagne, que le soleil a doré de son amour vitaminé et nourrissant, qui commandent et ravissent les doigts de leur peau ferme et grommelée ? Jus, salade, soupe à la marocaine, avec des carottes, en coiffe de cocktail, l’orange du matin, du soir et du midi s’impose aux estivaux pour la désaltération comme aux hivernaux pour la santé.

(Quelque part en Espagne, un vers déjà intoxiqué par des produits chimiques étouffe sous le pas d’un ouvrier agricole.)

Une haie de légumes accueille le client qui se détourne des fruits. Des courgettes pour les spaghetti et les dents. Des aubergines fécondes. Des poirots hirsutes. Des herbes fines—Gros et Grand Sels, épices, mélanges divers—, tomates, grosses mais fermes dans une enveloppe de peau vermeille, vert et jaune (violette même). Tiges et feuilles en aiguilles attestent de leur caractère irréfragablement végétal, vantée par les cris du vendeur. Regardez, regardez, comme c’est beau.

Quel plaisir pour les yeux ! comme un jardin de cocâgne offert à la Ville minérale et cimentée, un dernier goût illusoire des potagers d’autrefois, une image. Jardiner revient à la mode. D’ailleurs, on débat. L’obésité progresse. Il faut apporter l’alimentation saine au peuple. Tout le monde devrait pouvoir se payer des légumes.

(En banlieue, on trouve le jardin ouvrier à côté d’une autoroute. Depuis l’autoroute, les gens jettent leurs piles.)

Manger cinq fruits et légumes par jour.

Paris, 8 juin 2012.