La casse
par Frédéric Benhaim
Au bout de la route, vers la fin de la ville (pas si grande), on trouve.
La casse.
Difficile de démêler les débuts de la casse et ceux du voisinage. La maison d’en face, la dernière du lotissement, a semé des poules sur le bord du chemin. Elles se dandinent dans les mauvaises herbes, et souvent se groupent au bon milieu du bitume troué. Elles jouent aussi à se jucher sur une ou deux carcasses de voitures et de machines à laver. Ce sont les cadavres que d’impatients ou coupables personnages ont laissé dehors, la nuit, sans tenir compte des horaires. Ils accueillent le visiteur comme les bornes d’un ancien sanctuaire. Le patron refuse de s’en occuper. C’est à la Ville de faire le boulot. Il en a bien assez comme ça.
On voit de ces choses, à l’intérieur : les gens jettent n’importe quoi ! Des modèles neufs. Des « Maserati de la Ford ». Tout part en pièces. Un jour, cela redevient de la matière première. Ashes to ashes, dust to dust. Le patron, pour lui, n’achète que du neuf. Une Smart, pêché mignon (pas d’enfants). Mais au fond il préfère le vélo, ou marcher vers les champs et les bois où les détritus se raréfient.
Dans la cour qui est à l’arrière, une maisonnette, et c’est là qu’il tient bureau. Au fin fond de la casse, le patron est prophète, ou haruspice. Dans les excréments de la société, dans le ventre du tunnel industriel, on lit l’avenir. Sombre. Toute la planète, pense-t-il, régresse de carosse à citrouille… Ou de citrouille à carosse, et après que mangera-t-on ?
Dans le bureau, un portrait de Géronimo avec cette phrase célèbre d’avertissement à la civilisation occidentale.
Notre patron a commencé par vouloir faire de l’argent : aujourd’hui il vendrait toute la possession du monde pour le jardin d’Eden. Du coup, il vote Vert. Il est végétarien. Il sert ses idées foisonnantes à chaque client, à des inconnus sur internet, à ses amis sur les réseaux, et à lui-même, à l’univers, en faisant les cent pas, et le tour de ses terrains. S’il avait à choisir, il serait yogi, façon ogre : il avalerait cette montagne de déchets et ferait de la lévitation.
Brûler ? Non, ça sent mauvais. Recycler ? ça reviendra ici de toute manière. Cela lui donne la nausée. Pourquoi continuer ? Que veulent-ils ? Il n’aime pas beaucoup lire, n’a jamais appris à aimer ça ; du coup il regarde des vidéos, regarde Ushuaia, décortique. Vend ses pièces.
Le mieux, c’est la Volvo. De la marque étrangère, rare, ça se revend bien. Les pièces sont dures à trouver, bien cotées. Tandis que des Clio, il y en a, en veux-tu, en voilà.