Le magasin de cravates

par Frédéric Benhaim

Si vous n’avez pas d’idées pour la Fête des Pères, oui, il reste les cravates. Il restera. Toujours. Les cravates. Toujours. Oui, toujours. Enfin, sauf si l’esprit start-up finit par tout bouffer, ce qui n’est pas impossible. Les casual Friday, la patronne en est convaincue, ont fait baisser son chiffre d’affaires. Ca vous fait rire ? chiche. Faisons les comptes. Comparons ce que c’était il y a trente ans, quand elle a ouvert, et maintenant. Comparez.

Fort heureusement les effets de mode ont aussi réinstitué dans la vie quotidienne ce qu’ils avaient retiré au monde du travail. La cravate, corset masculin, selon ses détracteurs (si elle est mal ajustée ! répond la cheffe d’entreprise), s’est immiscée sous des barbes à la mode, un peu détachée, le nœud vague, sur une chemise jolie mais pas tout à fait repassée. La cravate noire est aussi revenue avec les types qui vont en boîte de nuit en costume, car comme toujours, la mode, c’est double mouvement : chemises à carreaux et costumes taillés sur mesure, c’est tout un. On avait jusqu’ici des modèles classiques et de la fantaisie, et des cravates « sport », mais on a de plus en plus de cravates « sport ». Le paradoxe, selon Madame la dirigeante, c’est qu’une fois que vous achalandez plus de sport, les ados et post-ados se jettent tous sur les modèles rétro et archi-conservateurs. Allez comprendre. Du coup, elle se dit qu’elle va revenir à ce qu’elle faisait avant, comprenne qui pourra.

Ca la gonfle, et en même temps, elle comprend. « Moi aussi, j’ai eu ma période hippie. » explique-t-elle le sourire aux lèvres et le café à la main. (Café, mais attention, pas pour les clients : le café est l’ennemi des cravates…) Il en reste quelques CD, une ou deux revues qui traînent et des cheveux qui ne veulent pas tout à fait se fixer.

La boutique est en bois, de toutes parts : c’est une ancienne boutique qui a été reprise. Il y a une grande table en bois vitrée, et à l’intérieur, cravates et boutons de manchettes. Certains sont très beaux, on fait de toutes les marques. Tout est beau, Monsieur, corrige la patronne qui officie à sa caisse au fond, sur son ordi portable, et se déplace pour vous montrer les jolies choses de plus près. Il faut une clé pour ouvrir.

D’autres parts, de toutes parts, il y a des penderies à cravates en-dessous desquelles on trouve des tiroirs en bois, pour trouver les variantes et plus de variété encore. Les variantes sont de textile (soie, matières synthétiques) et de texture ; elle sont de motif, de couleur ; elles sont de genre (été, hiver, affaires, promenade à la campagne, hipster, sport, mode) ; elles sont complexes ou simples (ici, on dit uni). Ces derniers temps, il y a eu aussi la mode des cravates à embout coupé ou carré, et la mode des nœuds papillons. Ici, on a vu venir, et les ventes ont été bonnes. Le nœud-pap, c’est pour trois catégories : les amateurs en tout instant, pour qui cela constitue une marque de reconnaissance (on pense au Premier ministre belge) ; les amateurs hipsters qui portent ça avec une chemise à carreau ; et les traditionnels, pour qui cela rime avec smoking ou costume des grands soirs. Tous sont bienvenus. Et précisons qu’en matière de nœuds papillon, les dames le sont aussi ! Il y a de plus en plus de femmes, d’ailleurs, et ça fait du bien, constate la patronne. Ca me change.

L’ensemble compose un rideau de couleurs et de motifs qui, de loin, ressemble à la robe d’une princesse revue par Vivienne Westwood. Vous savez, les cravates, c’est décoratif. Il y avait dans le temps un restaurant au Colorado, où on coupait systématiquement votre cravate pour la pendre au mur. Les parois étaient pleines, en guise de trophées et de décoration, non de crânes bovins, mais de cravates amputées.

Paris le 21 avril 2014.

Aux familles syriennes qui dorment dehors à Saint Ouen. Pour les aider.

* Lecteurs français, pas de panique : en France, la Fête des Pères c’est le troisième dimanche de juin.