Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Catégorie: Les Commerces

La galerie d’art

Au départ, les gens n’ont pas compris de quoi il s’agissait. Elle s’était installée dans une rue trop calme. Or le passage c’est tout, dans le commerce ; même dans celui de l’art. Il a fallu du temps pour se faire un nom. Ca a été dur.
L’art moderne, l’art contemporain attirent les foules au musée, mais dans une galerie, quand il s’agit de débourser et que l’artiste n’est pas fort connu, même s’il « monte », cela reste un défi. Il faut y croire. Il faut surtout, dit la fondatrice (ici, on est fondatrice, plus que patronne, ou, chef d’entreprise, peut-être parce qu’il s’agit des arts, peut-être parce qu’entrepreneur se dit surtout au masculin…) « accompagner le client ».

« Tout est fondé sur le relationnel, explique-t-elle. Il faut les connaître, eux et leur goût, anticiper leurs craintes, devancer leurs désirs inhibés. » Parfois, on ne sait pas qu’on va aimer une oeuvre, parce qu’on ne l’a pas encore rencontrée.

Tout est volatile, mortel dans le monde. Regardez ce qui vient d’arriver à Hatra et Nimroud. Pourquoi acheter encore ? Pourquoi collectionner ? C’est ce qu’elle se demande, elle-même, avec sa petite équipe de deux assistants, le matin en ouvrant l’ordinateur, un Apple très léger, posé sur une simple table de designer, elle-même  solitairement placée au fond de l’espace gris et blanc de béton poli et de peinture neige. « C’est un acte de foi. », conclut-elle, sur l’humanité, sur notre capacité créative, et peut-être, « un acte humain », pour pouvoir soutenir ceux qui créent, que tout tente d’empêcher.

« Parfois, je me demande moi-même pourquoi ils le font. » Mais je sais qu’à leur place la question ne se poserait pas.

Au fil des années, elle a vu arriver, lancé des artistes. Certains exposent toujours ici. C’est un cheminement, avec les artistes, avec les collectionneurs ; une petite communauté ; une famille. J’ai des dossiers sur lui, sur elle. Je connais leurs maîtresses, leurs amants. Mais ils en ont aussi sur moi. Et c’est ainsi qu’on avance. De moins en moins d’artistes passent la porte pour présenter des oeuvres ; tout passe par mail. On écoute peu de musique, dans le local ; la galerie a besoin de calme ainsi que le visiteur. Il y en a de toute façon lors des vernissages, et avec les années, la patronne met de plus en plus d’argent dans le buffet, parce qu’y’en a marre [de mal manger]. C’est déjà une affirmation politique : c’est pas parce que vous payez rien que vous mangez de la merde. Et c’est une éthique de l’accueil et de la relation client ; qui sait ce que l’autre peut faire pour vous, ou dire de vous, en bien et en mal ? Autant le soigner comme on se soignerait soi-même.

Le plus gros du boulot,  ça reste de monter l’exposition, de préparer les salons, de gérer les douanes… Avoir quarante oeuvres coincées à la frontière, c’est une des expériences les plus angoissantes qu’une galeriste puisse connaître. Ca ne va pas de soi. Et c’est déjà arrivé : l’expérience du stand vide, les confrères et consoeurs qui viennent vous demander ce qui vous arrive, avec un air de commisération. Les rendez-vous qu’il faut annuler.
Un jour elle arrêtera. Elle a quelques oeuvres chez elle, c’est bon. Elle n’a pas fait fortune ; ça va, mais y a pas de quoi pavoiser. Juste de quoi se payer des séjours en Italie —c’est l’essentiel—. Tant de gens sont dans le besoin, même dans ce métier. Gérer les coûts fixes. Je ne sais pas comment j’ai fait.

 

Paris, le 9 mars 2015.

Au lendemain du 8 mars, à toutes les femmes entrepreneures, galeristes, artistes, et à toutes les personnes mobilisées pour la défense et la promotion des droits des femmes dans le monde.

Le primeur souterrain

    Ce qui manque le plus, c’est la lumière du jour. En hiver, quand les journées sont courtes, on entre ici et on en sort de nuit. C’est une nuit éternelle et ça a quelque chose de très particulier. Quand je repense au pays, je suis ébloui, je n’en crois pas mes yeux d’avoir vécu dans tant de lumière.

Dans une station de métro éloignée de son lieu d’habitation en grande banlieue, le vendeur de fruits et légumes officie ici chaque jour, proposant des denrées fraîches dans cet univers de pierre et de ciment. Une explosion tropicale qui surgit au détour d’un couloir et rafraîchit la lueur des néons.  Parfois, vous vous arrêtez pour acheter une banane, parce qu’au fond c’est meilleur que d’acheter une barre chocolatée à la machine, et que vous en avez encore pour une bonne demie-heure.

Ici, à force de voir des millions de passants défiler, ils finissent par en reconnaître. Et comme dans toute boutique de quartier, il y a son lot d’habitués. Un vieil homme vient ici tous les matins et prend une pomme. Quelques dames font leurs emplettes sur le chemin du retour, c’est toujours ça de fait. On fait des promo en permanence ; on vend à la criée aussi, quand on a de la voix. C’est à mi-chemin entre le marché et le stand. Quelques spots éclairent les fruits d’une lumière jaune, chaleureuse, et rien que cela suffit pour attirer les passants égarés dans tant d’obscurité lumineuse. Nous sommes comme des mouches, répète-t-il en riant, il nous faut de la lumière. Bien placé pour le savoir…

Au loin, on entend, sous le bruit des pas, les musiciens postés à leur endroit, jouant tantôt de la musique chinoise traditionnelle, tantôt de la musique d’Amérique latine. En fait il y en a deux, et souvent ils se disputent le volume de leurs interprations respectives. On voit de tout, dans le métro, vous savez.

Il y a, comme de bien entendu, des promos sur les bananes cette semaine, sur les oranges, et un arrivage de mangues. On coupe les mangues et on offre des clementines à la dégustation. Les clients aiment bien. Goûter un fruit paraît naturel ; nous sommes loin des vergers mais le réflexe est toujours là. Bien sûr qu’il y a des voleurs, mais on sait y faire ! vante le vendeur, et puis, quand on n’y prend garde, il y a les rats…
Au Pakistan, son grand-père et son père étaient aussi vendeurs. C’est un métier, c’est un gène, dit-il en rigolant. Il y a toujours un Parisien qui traîne sur des pommes, c’est comme ça qu’il a appris à maîtriser le français.

Paris, le 1er mars 2015.

Le magasin de bérets

Quoi qu’on en dise, c’est le symbole du Français ; il est partout. Partout dans notre imaginaire, dans l’univers rêvé du bonhomme à la baguette en pull marinier. Il est sur la tête du gars au gros pif à qui la caricature fait refuser la réforme, peindre une Tour Eiffel ou manger du fromage. Le Monsieur-tout-le-monde de la Gaule éternelle, celle qui incorpore les nouveaux venus en leur mettant un béret sur la tête et en leur faisant jouer à la pétanque…. Hein ?!

Quoi qu’il en soit, ici c’est pas du béret de base qu’on vend. C’est du béret quali. Du béret de luxe, en quelque sorte. Le genre de béret qui ne se trouve pas sur la tête de votre grand-père. Oui, car ici, on a voulu le réhabiliter. Certes, il y en a qui s’y sont essayés dans les années 90. Vous vous souvenez des Kangol ? A n’en pas douter, la France reste l’un des premiers marchés au monde, et pour le créateur de cette boutique, il y a de la place sur le segment premium.

Mais passons sur le concept de marketing : décrivons le lieu. Ici, c’est parquet et fauteuil de cuir, ambiance Chesterfield. C’est étonnamment Nouvelle Angleterre pour un truc de franchouillard. Ou, disons, Cercle Inter-Alliés. Il y une jolie vitrine, une jolie boutique aux couleurs très masculines (« des sombres, c’est très masculin »). Les chapeaux sont exposés de manière éparse ; pas d’étagère.

Ils sont variés en couleur, du rouge au gris foncé, de la laine vermeille au tweed anthracite. Il y a de quoi faire. On vend aussi des cannes, mais c’est presque plus de la déco qu’autre chose. Il y a un tapis, rouge foncé, bordeaux, genre kilim, mais pas tout à fait. Ici, on n’épouse pas le genre, on l’essuie. De justesse. Pas la peine de s’y enfoncer, il faut être léger, il faut être partout mais n’être rien. Rien de caractérisable, rien qui puisse se nommer ; on échappe à la norme et à la définition. La moustache ancienne façon, nouvelle façon, du type qui s’assoit à la caisse. La typo années 50 de la vitrine (encore celle-là !). Les gants, les écharpes, les pull, entre le chic et le branché et le désuet, pour ne pas dire le ringard. Où est-on  ? Dans l’autre dimension, dans notre époque qui ne sait plus ce qu’elle est. On se croyait moderne, hein, on pensait ne plus vivre certaines choses, mais regardez le monde, finalement, on a l’impression de revenir au Moyen Age. Ca fait relativiser. Alors, les bérets osent les couleurs contradictoires, et jurer comme le rouge et le bleu. Ils peuvent être revisité ; ils peuvent même revenir à la mode. Dans ce monde incertain, on s’accroche à la tradition, en voulant la re-décorer, en espérant qu’en elle il y ait au moins du vrai. Les passants s’arrêtent peu car dans le quartier on met peu de bérets, mais on sait ici, qu’un jour, ils y viendront tous !

 

Paris, le 23 février 2015.
A tous les porteurs de béret, ancienne ou nouvelle façon.

Aux bières du monde

Il y a pas mal de bières sur les étagères de cette boutique, et elles viennent du monde entier. Bien sûr qu’on a les deux trois bières locales, look hipster branché, la typo années 50 qui s’impose. Bien sûr qu’on a ça, mais ça va beaucoup plus loin. On appelle comment une cave à vins… de bière ? La biérothèque ? La cave à cervoise ?

On dit que c’est bon pour la santé, le malt, le jus fermenté. Que ça entretient  la flore intestinale, que c’est nourrissant, qu’au moins c’est une eau qu’on peut boire, tout ça tout ça. On peut être santé et aimer la bière. D’ailleurs ça se prend aussi en cachets. Les magazines l’ont réhabilitée : votre partenaire, votre amoureux ou amoureuse avec son ventre rebondi, est en réalité un yogi. Vous découvrez la personne sous un autre jour. C’est elle qui avait raison…

Ici, on ne s’embarrasse pas de prétextes, on aime et c’est tout.

C’est drôle de voir les amateurs se succéder. Il y a les rockers, les Allemands exilés, les Russes, Tchèques, et Brésiliens (vous seriez étonnés, d’ailleurs on vend de l’Antarctica). Des Asiatiques mais ils ont déjà accès aux marques chinoise et japonaise assez facilement ; ce qu’on trouve plus difficilement, ce sont les marques thaïes, par exemple, ou coréenne. Car ici, on a vraiment de tout. Des spots à la lumière jaune, presque comme dans un théâtre, mettent ça en valeur : on dirait une collection de musée.

La bière est universelle, non il ne faut pas choisir entre elle et le vin, elle et le jus ou entre la bière et le bien-être. J’ai un client qui adore la bière et qui boit de l’eau de coco après son jogging. Ca n’empêche.
La variété est là : bières rousses, blondes, vertes ( à la spiruline, ça vient des Vosges !… les bouteilles, grandes, petites, moyennes et de toutes les couleurs avec une myriade d’étiquettes de toutes fantaisies, depuis l’allemande et la belge décorées de moines à la bière énergétique en passant par la mexicaine frappée d’un cactus. S’il fallait refondre les Nations Unies, on pourrait faire appel aux bières, a pensé le diplomate fatigué. Mais l’intérêt réel, dit la vendeuse, de tout ce manège, c’est la conversation permanente que l’on a avec les clients. Ils adorent en parler, et partant de là, on parle de tout : de leurs pays, de leurs origines, de leurs aspirations et projets de voyages. De leurs souvenirs. De leurs ruptures et de leurs amours, de leurs amis et de ceux qui l’aiment ou la détestent. Moi, y a rien à faire, quand c’est amer, je n’aime pas, explique-t-elle en rangeant quelques bouteilles dans les cageots qui servent d’étagère. Le bois fait du bruit ; il travaille en permanence, surtout le parquet, un peu vieilli, un peu rayé, un peu grisé par les pas et les livraisons. J’ai beau être vendeuse de bière. Du coup, je préfère celle-là. Faut assumer. Pas de figure obligée.

Paris, le 16 février 2015
A Alex, qui aime bien la bière.

La coutellerie

La solution pour offrir n’est pas toujours du côté du sucré ou de la cravate. Ici, on vend des objets pointus et saillants ; ceux pour lesquels la tradition oblige à rendre une pièce de monnaie, ne serait-ce qu’un centime. A premier regard, ce ne sont que des Laguiole et des Opinel, mais quand on s’y penche de plus près, on s’aperçoit que ce n’est pas que le local du boucher ou du baroudeur. Tout est en vitrine, ou presque. Pas de couteau en céramique ici ; attention, d’ailleurs, cela peut être dangereux, l’air de rien, ces machins.

Ici on vend pour les belles tables et les belles aventures ; le mondain le plus prestigieux côtoie les plus folles virées dans le désert—c’est comme si c’était d’un seul tenant—. Commençons par les arts de la table, comme on dit. Le plus impressionnant, ce sont les manches en ivoire de mammouth. De mammouth ? Oui, car la fonte du permafrost en Sibérie nous livre des mammouth entiers, et c’est pain bénit pour le luxe. Pas la peine d’abattre des éléphants, le climat nous livre leurs parents des neiges. Remarquez aussi les manches en bois d’olivier de tant de teintes différentes ; en définitive, les plus belles pièces viennent des parties les moins soupçonnées de la nature et des vergers. On n’y pense pas, aux couteaux, mais qu’ils sont beaux, alignés les uns à côté des autres ! Ca doit durer toute la vie, et ça va en machine, enfin parfois. Vaut mieux éviter avec les manches en bois et en corne. Et si on arrêtait la corne ? se demande un visiteur. Ils sont déjà morts, de toute façon. — Ce n’est pas une raison pour en encourager l’élevage, répond le végétarien.

Le débat continue. Du côté de l’aventure, un grand raffinement se dégage des couteaux de poche, des couteaux pliants, des aventuriers et des randonneurs. Je ne savais pas qu’on pouvait avoir autant de goût en mangeant son casse-croûte en forêt. Vous savez, certains marcheurs mettent un point d’honneur à n’employer que des belles choses. Peu mais plus beau, en quelque sorte.

Heureusement qu’on est en rez-de-chaussée à même la rue, dans un coin sombre ; si le soleil faisait face à la vitrine, on n’y verrait plus rien, certains soirs.

Quelques nouveaux modèles avec des couleurs fluos. Quelques modèles qui ressemblent à des jouets pour enfants, avec des couleurs de bonbon, de Smarties. Est-ce bien raisonnable ? C’est une autre marque,  c’est nouveau. Mais cela ressemble à un jouet, cela n’est-il pas dangereux pour les enfants ?

Pas de réponse…

Paris, le 1er février 2015.

A Sebastião Salgado, pour son travail sur les damnés de l’extraction.

Le coiffeur antiquaire

Dans le magasin, on écoute beaucoup de musique ; euh, je veux dire, dans le salon. Ou le magasin. (Ou le salon…)

La vitrine est, décidément, bien celle d’un coiffeur. Dedans, il y a bien des éviers, des chaises (anciennes, en bois, forcément) et un présentoir avec des shampooings de professionnel, que vous pouvez rapporter chez vous à bon prix. Il y a les miroirs coutumiers, et au fond, l’arrière-boutique où vous vous asseyez pour qu’on vous lave les cheveux. Les serviettes. Les photos de modèles désuètes, vous indiquant les bonnes coupes de cheveux des années 80 et 90, qui peuvent vous donner l’inspiration de votre prochaine coupe à la Etienne Daho. Remarque, ça revient à la mode ; peut-être que ça tombe bien. On a aussi un vieux tourne-disque ; ici, on écoute ce qu’on veut, mais on préfère sans la FM à deux sous qu’on entend dans les chaînes de coiffure. Dites-nous si vous avez une préférence. Quoi de plus normal, pense-t-on ici ? mais le normal, vous savez, ça dépend d’un endroit à l’autre. Les patrons sont d’abord coiffeur, et coiffeuse-esthéticienne, double compétence, elle-même doublée par trente ans de métier. Mais ils sont aussi passionnés de choses anciennes, et peu à peu, leur passion a envahi leur espace, s’est apposée sur leur vocation. Que vend-on ici ? de tout. Au départ, il y avait des bibelots de notre appartement, et peu à peu, on y a pris goût, raconte-t-elle. Moi, je collectionne depuis l’enfance. J’aime les bijoux surtout, les vases, les belles choses. Lui, il collectionne les affiches. (Sur le mur au fond, pas de photo de modèle d’autrefois, mais deux trois affiches de cinéma : Marcel Carné, Jean Cocteau, Jacques Tourneur—vous avez vu la Féline ? c’est un bar aussi maintenant, à Ménilmontant—).

Et puis, ça a rajouté du chiffre d’affaires. Point de vue coiffure, on a de la concurrence depuis quelque temps ; juste en face ! une chaîne a ouvert ses portes. Mais on a nos vieux clients, depuis toujours, dit-elle en soupirant et en tirant sur sa cigarette. Ici, c’est pas pareil, on peut boire le café, et acheter un vase ! rit-elle en vous l’expliquant. Moi j’ai acheté des chaises et je les ai fait repeindre, explique quelqu’un d’autre à qui on taille la barbe. On va rajouter un forfait « barbe » dans la vitrine Ils sont tellement nombreux, tout à coup.

Dans le quartier, autour de la placette, on se retrouve à quelques commerçants fidèles ; le boucher, à droite, d’ailleurs, il est de droite ; le bistrotier ; le boulanger et sa femme (ils tournent bien) ; la nouvelle, qui vend des vêtements pour enfants, des « créations » (on se demande comment elle fait). Une commerçante ambulante, qui vend du linge ancien, s’installe parfois sur le parvis, devant le café. Les gens de la chaîne sont sympa, mais ils tournent pas mal. On est bien mieux ici. Les murs sont jaunis par le tabac et le passage du temps et on circule de moins en moins bien dans le salon, mais après tout, qui dit qu’un salon de coiffure doit ressembler à une salle d’attente à l’hôpital ? On en a assez du blanc stérilisé ! lui a confié une vieille cliente qui rentrait d’un séjour au CHU. Paiement chèque, ou espèces, s’il vous plaît ; ici, on n’aime pas trop la carte bleue. D’ailleurs, personne ne l’aime, parmi les commerçants ; vous avez vu les frais qu’ils prennent ?!

Où cela ira-t-il, pour nous ? dans l’avenir, entre une activité et l’autre ? Nulle part ! s’exclame-t-elle (lui parle peu). La retraite, j’espère ! reprend-elle en riant.

 

A Sonja Fercher, Stéphane et Michèle Gartner.

Vienne, le 25 janvier 2015.

Le magasin d’argenterie

L’avoir chez soi ou à la banque. L’exhiber ou la cacher. La sortir pour les grandes occasions ou la léguer en l’état.

            Moi, je vous conseille de la sortir et de vous en servir, conseille l’une des propriétaires de cette boutique, où les gens ne se précipitent pas pour rentrer. La vie est courte. On meurt et après ?

C’est affiché en écriture cursive, à la française, à l’ancienne ; Argenterie neuve et d’occasion. Toutes les maisons sont ici, Christofle, Villeroy et Boch, même les fabricants de cristal… Ces dernières années les grands designers et même les couturiers s’y essaient mais pas toujours heureusement. Ici, on filtre selon le goût des propriétaires. Les arts de la table, comme on dit, sont ici ; l’argenterie est centrale à ceux-ci. Les objets qu’on expose ici, dans des vitrines, des étagères (certaines grimpent jusqu’au plafond), sur les tables d’exposition vont bien au-delà du couvert. La corne, le bois, le cristal, l’or mêlé à l’argent, tout est là. Bougeoirs, chandeliers, candélabres, cafetières, plats, cadres, coupes, jusqu’aux suites de table faites en miroir, pour poser des lampes ou des bougies ou encore des plantes. C’est sans fin. On se croirait chez Ali Baba. Bien sûr qu’il y a une alarme et que c’est protégé. On se croirait dans un grand Noël de famille. On croit voir le rôti nager dans le plat. La lumière de l’halogène dore la pièce et fait briller certaines pièces, ajoutée au soleil qui fait iriser jusqu’à la rue lorsqu’entrent ici les derniers rayons du jour.

Chaque objet a une histoire ; il faut prendre le temps de regarder ; plaisir des yeux, plaisir de la connaissance. Ceci, c’est du Napoléon III ; ceci, c’est exactement ce qu’on trouvait à Versailles. Ca, c’était une pièce que l’on emportait quand il fallait fuir, tout laisser derrière soi.

Il y a toujours moins dix pour cent sur tout le magasin ; à croire que cela fait partie du prix. Si vous cherchez une pièce particulière, je peux vous la chercher propose la patronne (son mari est absent aujourd’hui). Ils vont aux enchères, ils achètent au particulier ; la maison est établie depuis vingt ans. On travaillait mieux avant, mais ça va, on s’en sort. Ici, on parle anglais, allemand, et quelques mots de russe.

Les murs auraient besoin d’un coup de peinture fraîche, mais le parquet tient le coup. Dans l’ensemble, l’heure est à la vente, pas aux travaux. Est-ce que ça se perd chez les jeunes consommateurs d’Ikea ? On y reviendra !

 

Paris le 19 janvier 2015.

A cette dame qui m’a si gentiment accueilli et expliqué.

L’écrivain public

Les passants se succèdent, devant une vitrine légèrement teintée, à l’enseigne vieillie. Les lettres décollent un peu : ECRIVAIN PUBLIC.

A l’intérieur, on voit une vieille dame qui tient ses lunettes et finit le journal. Là-dedans, il y a l’écrivain public, qui reçoit, tous les jours, du lundi au jeudi. Pas la peine de bosser plus, et puis, j’en ai marre, avec les années. Marre de bosser, non ; marre du train-train, envie de se reposer, de réfléchir.

Depuis quelques jours, la radio a diffusé des nouvelles inquiétantes : prise d’otage, attentats… Elle joue tout le temps, quand il n’y a personne. C’est comme dans un taxi, ou une boutique. Ca passe le temps. Cependant, les clients de toutes couleurs et de tous les âges défilent ici. C’est pour cela que la vitre est un peu teintée. On ne dit pas qu’on ne sait pas lire ; ça ne s’avoue pas. Dans le métro, on demande au voyageur étonné à quel arrêt il faut descendre (« mais c’est marqué… »). A la borne automatique, on demande sans demander, où il faut appuyer. Sur la route, on demande son chemin (« mais il y a un panneau juste là… »). Pour écrire, pour envoyer une lettre administrative, un faire part, ou dire je t’aime, en revanche, on ne peut plus tricher. Alors les gens se succèdent ici.

Sur les murs, les cartes postales reçues depuis les années côtoient une feuille simple, imprimée et placardée, qui dit les tarifs. Tout décolle un peu, tout est jauni. Ca sent le tabac ; des dizaines de cigarettes se promènent entre le cendrier et la poubelle. Sur la table, un simple ordinateur, des trombones, des stylos, des blocs notes, et une imprimante, dernier cri. Ca c’est notre petit luxe. C’est pas parce que c’est l’écrivain public qu’on ne peut pas faire les choses bien comme il faut, propres, jolies, et se faire plaisir. D’ailleurs, il y a des Quality Street dans une petite assiette, et parfois des After Eight, et certains jours, si je suis de bonne humeur, je vous fais un café. Bon, je ne le suis pas, mais allons-y quand même. Le café est servi dans un gobelet en plastique. Paraît que c’est pas bien pour les dioxines. Des gens en ont renversé ; la vieille moquette grise de cabinet comptable est tâchée. Ca n’a pas été shampouiné depuis des lustres, mais on aère.

Il n’y a pas de groupe particulier, se dit-elle avec les années. Bien sûr il y a des personnes moins fortunées ; des immigrants ; des personnes qui n’ont jamais été bonnes à l’école, et qui ont été travailler.

Avant, ma femme écrivait pour nous, mais depuis qu’elle est décédée…

Je prends des cours, mais je ne maîtrise pas tout.

Mes enfants se moquent de moi.

« Hier, ils ont tous été manifester, mais ils n’ont pas écrit de panneau. Si, il y a une cliente qui m’a appelée pour que je lui épelle son slogan. Elle était très fière, elle m’a rappelé sur mon portable ce matin. »

Parfois, elle donne son portable, en cas d’urgence. Ca c’est pour ceux qui sont illettrés, pas analphabètes. Il y a de tout, vous savez, on classe tout ça dans le même panier. C’est un spectre. On commence et on essaie. Il faut accompagner les gens, toujours rester patient, car un jour, ils pourront lire et écrire ; comme on apprend à conduire, on peut apprendre tard. Moi je n’ai jamais eu le permis, dit-elle en souriant. Je l’ai raté trois fois à vingt-sept ans, et ça ne m’a jamais retenté. Ce n’est pas grave, je ne vais en vacances qu’en ville. Mais ça ne vous tente pas le bord de mer, le désert, le silence ?

« Si, pourquoi pas, si vous apprenez à écrire, je passe le permis.

—Si vous m’apprenez à écrire, je vous apprends à conduire. »

Paris, le 12 janvier 2015.

Aux victimes des attentats qui ont eu lieu en France, et au Nigéria, la semaine passée. Aux familles, aux enfants, à nous tous.

A la liberté d’expression.

Musulmans, juifs, chrétiens, bouddhistes, hindouistes, sikhs, animistes, athées, agnostiques, tout cela, ou partie, à la fois, ou rien de tout cela, qu’on sache ou qu’on ne le sache pas, quelle que soit notre formule identitaire, nous sommes la France, nous sommes le monde.

La graineterie

A ma connaissance, dit le voisin du dessus, c’est la dernière boutique de ce genre dans la région. Ici, dans la rue assez calme, siège la graineterie, petit temple des semences et des bulbes. Pas besoin de vous rendre en zone industrielle, tant que je suis là, vous dit cette vitrine. Vos fleurs de balcons, votre potager a encore de quoi s’améliorer ici.

Autrefois, dans la même rue, il y avait une mercerie, un quincailler, et dans le quartier, une droguerie. Maintenant, des chaînes de vêtements. Mais la graineterie résiste.

Ca se présente ainsi : une vitrine transparente qui donne sur le magasin. Une enseigne des années 50, écriture cursive, au-dessus de la porte ; un rouge un peu délavé sur un fond blanc. Dedans il y a une grande table centrale avec des sacs à bulbes et tout le long des murs des présentoirs. Là, à gauche, ce sont les fleurs ; au fond, les plantes pour le potager ; à droite, des plants, quelques uns, même si ici, on n’est pas non plus pépiniériste. C’est tout simple, mais il y a ce qu’il faut : engrais, plantes, bulbes, graines. Au-dessus des sacs et des boîtes, de petites images cartonnées et des étiquettes où on a écrit au feutre les noms savants et vulgaires. Et si tu essayais celui-là ? C’est vrai que je ne l’ai jamais planté… J’en vends moins depuis quelques années, pourtant ça reste beau. Oui, tu as raison, c’est joli sur la photo. Il faut beaucoup arroser, après tu verras, c’est impeccable, et ça tient jusqu’à l’hiver. C’est que les hivers sont rudes…

Quel est le sens de pouvoir tout acheter en centre ville, après tout ? Je ne sais pas, répond le voisin, qui vous a renseigné, car la boutique est fermée ; en tout cas, pour mes géraniums (c’est là que vous les apercevez, à la fenêtre, juste au-dessus), je suis drôlement content.

Le 5 janvier 2015. Bonne année.

Aux bougies d’intérieur

Le magasin dégouline de bonnes odeurs ; certains diraient, de bonnes intentions. Mais ce n’est pas si important, car ce qu’on vient chercher au magasin de bougies d’intérieur, c’est une ambiance, plus qu’un parfum. Celle d’un soir solitaire où l’on allume la bougie en guise d’appel à l’inspiration et à la quiétude. C’est comme une balise lumineuse, dans la nuit du faire que constitue chaque jour, disposée pour soi-même : repose-toi, par ici… Et puis c’est pratique pour les mauvaises odeurs, confirme la vendeuse en balayant une mèche blonde. Moi j’ai celle-là, à la maison. Fraise, rose : j’adore. Le client ramasse et sent, circonspect. On dirait un yaourt.

L’achalandage est simple : pas mal de bougies brûlent, mais jamais trop à la fois. Il règne une odeur de Sephora, de magasin de parfum. On vend aussi des mèches, des lampes à huile, des bougies de collection. En cette période de Noël, on vend même les tisanes de Noël, celles qui donnent un prolongement à boire à ces fortes odeurs de bonbon américain qui pèsent sur la boutique : cannelle, fruits rouges, baies…

Aujourd’hui, dans l’espace de vente, tout est rouge ! dans certains pays, avec autant de couleur, on se dirait peut-être en guerre, mais là, ça veut dire : faites sentir vos intérieurs pour vos invités ce soir. Mon préféré c’est la bougie moyenne vanille, témoigne une cliente. Tu ne l’as pas rentrée, dernièrement ? Ah, dommage. Tu peux prendre la verte, thé vert matcha, lui conseille la vendeuse, balayant toujours sa mèche. Ah ouais, pas mal. Allez go ! Tu attends du monde pour les fêtes ? Ah Noël, quel stress !

Pendant l’été ce seront des odeurs qui respirent, qui reposent. Pourrait-on, demande une dame, ouvrir la porte pour aérer un peu ?

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