L’Apple Store
par Frédéric Benhaim
Le dernier truc est arrivé. Comme à chaque fois, tout le monde va faire la queue. Des héros auto-proclamés de la marque dormiront devant le magasin pendant trois nuits, dans un esprit de camaraderie dont l’idiotie finit s’effacer dans l’expérience collective. Une prise va changer, un nouveau gadget permettant d’ouvrir le garage à distance ; on pourra désormais téléguider son chien en promenade, à l’aide d’une puce qu’il faut lui implanter dans le cerveau. Certes, cela a changé le monde ; certes on lit, on écrit même des blogs sur ces appareils ! cependant le passant soupire à la vue des fans. Fan, c’est un état d’esprit ; Hollywood a été visionnaire, maintenant c’est le lot de tout le monde. Un jour fan remplacera ami, frère, sœur : on sera fan de ses parents, de son professeur, d’ailleurs, on l’est déjà : fan de— tartes, pizzas, mixer, film, ou chanteuse.
A la place d’un vieux théâtre, dans la galerie marchande d’un grand musée, ou sous un carrefour central, on a creusé, aménagé, et un jour est arrivé l’Apple Store. Ce n’est pas rien, l’Apple Store : la Terre en compte peu. Cet espace à pomme blanche et à murs blancs est un monde à lui tout seul. Le magasin est si semblable d’un lieu à l’autre qu’on croirait entrer dans celui de Tokyo via le couloir qui mène aux toilettes. Au fond, je ne sais pas où on est. On est dans le Store. C’est le coup de génie du fondateur décédé. Le Store. C’est ici que les inconditionnels d’une ancienne marque alternative viennent trouver leur Source. Que les étudiants qui font le énième exposé sur le marketing de la pomme viennent prendre des photos et interroger les vendeurs excédés, sourds (le bruit au magasin de Manhattan est terrible), mais souriants. Bosser ici, c’est quelque chose ; un centre névralgique, une commanderie. Click-to-mortar, vous pouvez acheter en ligne ou ici, vous pouvez regarder ici et acheter en ligne, vous pouvez parcourir, consulter vos mails. C’est beaucoup plus qu’un magasin. C’est toute une expérience… Apple n’est pas le seul Store : aux Champs Elysées, trouvez le Citroën Store, le Nespresso Store, le XXX Store. Si vous êtes une marque, il vous faut votre Store. Des décennies après le Disney Store. Si j’étais Kleenex, j’ouvrirais un Store. Où est le commerce là-dedans ? Partout et nulle part. Partout, car tout se vend, même le concept. D’ailleurs, c’est lui la première marchandise. Nulle part, car la vente est secondaire, au fond, ce qui importe c’est le concept. Le design, l’ergonomie. Le message. Plus il est fort plus vous êtes fort. Un tour de force : prendre une pomme pour emblème. D’autres choisissent une couleur. Mesdames, Messieurs, chérissez vos légumes, vos betteraves, courgettes et céleris-raves : un jour ils seront peut-être les logos d’une marque ; l’enseigne d’un Store. Comment dit-on, maintenant, Apple Pie ?
Dedans, le sourire est de mise. Quand vous achetez un ordinateur, on vous dit bienvenue dans l’univers, on vous tutoie ; c’est entrer en religion, c’est entrer en action ; c’est entrer dans la prochaine dimension, dans l’avenir… ou déjà dans le passé. Il y a quelque chose de tragique dans chaque achat technologique. A peine acquis, il est déjà dépassé. D’où le besoin d’avoir le prochain avant les autres ; le dernier avant les premiers. Les hommes adultes qui font la file devant la vitrine étaient-ils les enfants qui se battaient pour la dernière console hier ? Ceux dont le cœur palpitait lorsque la nouvelle console les attendait au pied de l’arbre de Noël, à Hannouca ou à la fin de Ramadan ? Ceux que les parents accompagnaient au magasin pour leur anniversaire, déjà dans des Store, chez FAO Schwarz, Toys’R’Us, Jouet Club, ou que sais-je, qui rentraient avec la précieuse machine sous le bras, prêts à en découdre, à attirer les copains, puis qui s’en lassaient ? C’est une boucle inépuisable, une roue de hamster : c’est une captivité. La nouveauté.
Les tables blanches exposent les nouvelles machines. Ca tient du décor de la Guerre des étoiles. Un homme l’a compris, et vint un jour déguisé en Darth Vader. Tout est étudié. Avant de lancer le dernier produit, on fait du buzz ; ça marche ; le schéma est connu (les early adopters, puis les autres, et un jour, on voit débouler des grand-mère, les cyber nannies). Les gens excentriques sont bienvenus. Les vendeurs en t-shirt les accueillent. Ils dansent avec les artistes. Ils sont cool. Ca fait partie du jeu. Comme autrefois les marchands, les marchands d’informatique ont leur langue, en l’occurrence l’anglais—pardon des anglicismes—. Le pire ennemi, ce sont ceux qui viennent, d’autres entreprises, pour copier. On les repère facilement, mais qu’ils y aillent, qu’ils essaient. Il y a aussi les Russes, et la TVA. Les Chinois, et la TVA. Les Japonais, et la TVA. Ils doivent s’amuser à l’aéroport, quand tout ce monde se présente pour la récupérer.
Le Store est une entité à lui tout seul ; comme une machine, comme un OVNI en réseau. Un jour, on pourra se téléporter de l’un à l’autre. Ce jour-là, le Store remplacera l’aéroport, et en cela, c’est bien que les employés s’entraînent à la TVA.
Paris, le 1er octobre 2012.
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