Le pressing
Tourne, tourne, tourne le tambour. Pour le client au comptoir, qui attend un peu, c’est comme une pendule. Dit-elle l’avenir ? En tout cas elle le ralentit, pendant que sur une chaîne qui tourne autour de notre tête les chemises, robes, pantalons, pulls, tant de couleurs et de textures, comme autant de personnages de textile, de fantômes coloriés, de torchons pressés, valsent pour trouver la commande.
Les taches indélébiles ne sont pas assurées, pas plus que les boutons. Derrière, la vapeur et le labeur de femmes et d’hommes est visible. Ils sont tout à la tâche ; leurs mains sont musclées à force de plier, repasser. Dans ce pressing tout est fait sur place, sauf certains articles un peu complexes (tapis, par exemple), mais on loue un vaporetto à ceux qui en auraient besoin.
La couleur dominante, ici, c’est le blanc. Tant les machines que les murs, que le comptoir qu’on essuie décidément pour qu’il conserve son polaire luisant originel. Le blanc, c’est la couleur du propre. La couleur de la mort aussi, dans certaines cultures, mais une mort propre. Dans les années 2000, c’était la couleur de la technologie, des Apple machins. Maintenant c’est une couleur de calotte polaire menacée, de nuage radioactif, mais ce sera toujours la couleur du propre.
Les réclames disent que lorsque mes enfants sont rentrés sales du foot, etc., Maman a su me recommander Omo, et la tache part comme par magie. Mais disons-le, la réalité n’est pas toujours si belle, et quand il faut déléguer, donner à autrui, et quand il faut un bouc-émissaire, désigner un incapable, il y a le pressing. Mais même avec tout ce mauvais esprit, parfois ils rattrapent vraiment l’affaire. Plus d’une chemise à Papa, plus d’un drap de grand-mère rattrapé ici, et pourtant, si on racontait ces histoires au lieu de n’avoir que les grincements et les grimaces, les grognons…
La musique passe, d’une radio années 80, elle tient le coup, pas de raison d’en changer. Musique aussi, années 80 (« Cherchez le garçon », Steph de Monac’, Bashung, Souchon). Le personnel tourne pas mal, mais il y a quelques piliers. Une dame, grand-mère depuis peu. Un jeune homme qui ne fait pas de bruit, ça fait déjà quatre ans. La patronne aime bien les imprimés, c’est une petite rousse. Elle aime bien les clients aussi, mais pas les râleurs. Et les gens qui paient par avance sans râler. Les charges sont lourdes, il y en a de plus en plus. On ouvre tôt : 7h30, et on ferme à 19h30. C’est le service. Derrière le comptoir, derrière la machine à tombour et le machin qui tourne, des centrales, des explosions et des poussées de vapeur. On se croirait en Islande, dans une usine. Temps modernes. Peut-être tout ce qu’il restera de l’industrie française. Des humains qui causent les éruptions ou les jugulent, au fond je ne sais pas trop, depuis le comptoir, en attendant mon pantalon. Chemise ou pantalon ; plié ou sur cintre… Les cintres métalliques, d’où viennent-ils ? Ici il y a encore ces cintres en bois, ceux qu’on n’arrive jamais à réutiliser chez soi, parce que le tissu du pantalon glisse. D’ailleurs ils les reprennent.
Des paniers à linge… Quand on donne son vêtement, il part à l’arrière, dans une chaîne incompréhensible. C’est comme donner son enfant à garder dans une usine.
Parfois, il y a un toutou derrière la vitrine, un bichon maltais qui dort ; mais il ne va jamais derrière le comptoir avec ses poils. Il a compris.
Paris, le 20 octobre 2012.