La grande maison

par Frédéric Benhaim

Sur une grande avenue, ou du moins à proximité, adresse prestigieuse, la grande maison.

Depuis 1954, elle a lancé des modes, fait chuter des stars, taillé les rêves, fixé le ton, donné le la. De grands noms ont été associés à cette marque, à cette maison, voire à cette famille. De grands créateurs. De grandes comédiennes de cinéma, américain, français, italien. Des blondes platine, des brunes plantureuses. Des princesses. Des impératrices d’Orient. Des compesses, des reines. Des Premières dames. Et des Parisiennes ! Que de Parisiennes élégantes. A leur tour, des Provinciales. Et à leur tour aussi, des étrangères : des Américaines, des Libanaises, des Italiennes, dernièrement, des Russes, des Chinoises. D’ailleurs, ici, on parle toutes les langues.

C’est une marque qui ne se vend qu’en magasin. Inutile d’aller chercher ça ailleurs. La planète n’est pas couverte de points de vente : on ne prétend pas être partout, loin de là. Un lancement de boutique dans une capitale ou une grande ville du monde, c’est toute une affaire. Mais le monde entier en a envie. Toutes les villes l’espèrent, et feraient tout pour l’avoir. Une boutique, c’est mieux qu’une Tour Eiffel. Client, si vous vivez ailleurs, il faut vous déplacer.

Certains viennent de loin d’ailleurs ; ils concentrent leurs courses en plusieurs jours de séjour à Paris. Ou parfois, ils viennent spécialement, pour une retouche, par exemple.

Ici, c’est le fleuron de l’industrie française. Du service à la française. De toute une série de choses à la française. Cela fait peser une responsabilité toute particulière sur le personnel, vêtu de noir, qui présente bien et doit toujours être au mieux. D’ici, après avoir travaillé, vous pourrez envisager toute carrière : vous aurez la rigueur qu’il faut. Madame veut faire raccourcir la robe ? Soit, nous allons voir ce que nous pouvons faire. Reprendre le costume, cela va de soi, mais ajuster votre bouton d’or, qui porte chance à cet endroit précis, cela se fait. Servir une coupe pendant les essayages et prendre votre manteau, écouter, écouter, être patient, sourire quand l’autre crie, poser une voix calme, s’armer d’indulgence quand les enfants du petit monarque se jettent dans les robes et les froissent. C’est cela, la distinction à la française : le client peut tout à fait être le roi, d’ailleurs parfois il l’est.

De l’industrie, nous dirons un mot. En banlieue, lointaine, sont installées des usines de confection, de préparation de parfums, où la main d’œuvre coûte cher. Il faut le dire car le Made in France a son prix (même lorsqu’il n’est qu’assemblage).

Retour en boutique, où les grands commis de la vente dans leurs ensembles noirs s’affairent à recevoir les clients. Cette année, on fait porter des robes aux hommes et des combinaisons de soldat aux femmes, c’est du dernier chic. Sachant très bien, oui, que cela ne se porte pas à la foire, les modèles s’exposent en vitrine ; trois ans après, ils seront dans votre H&M en version foire. Merci de ne pas venir nous importuner avec cela !

La vie de la boutique est ainsi rythmée : collections, automne-hiver, printemps-été, lancement de collection, mûrissement de collection, fin de collection, soldes, soldes privées, soldes publiques, files d’attente épouvantables, puis nouvelles collections. Soirée RP à Champagne. Soirée anniversaire à Champagne. Présentation de collection, défilé de mode, séries X Y Z avec les journaux et magazines ; de temps on temps, on en expose. Accueillir les stars, faire la place aux reines. Le Champagne, toujours, coule à flot : c’est un prétexte, c’est un code, c’est une monnaie. A force, on l’aime, ou on s’en lasse. C’est presque un outil de production ; une matière première. Prenez du Champagne, et créez de l’émotion ; prenez du Champagne, et suscitez la distinction. C’est comme le voiturier, le vestiaire, le sourire et l’habit de noir. C’est un ingrédient de la recette.

La France a donc son industrie du rêve, on vend, on produit, on en revend. L’utilité sociale est difficile à cerner ; les métiers se perdent : ici, on les conserve, on les défend ; la rigueur se perd : ici, elle est reine ; le service au client est introuvable : ici, il est partout ; et la mode maîtresse de l’industrie du textile est elle-même sujette des grandes maisons. De ce point névralgique de l’Empire de la mode tout découle, jusqu’aux patrons soumis aux petites mains dans les lointaines usines chinoises. Comprenez l’importance de la place de Paris…

Retour encore. Les dalles sont noires, les murs sont blancs. De petits groupes de vêtements pendent au mur, esseulés, comme des œuvres. Les accessoires, cravates, boutons de manchette sont exposés dans des vitrines sur table, noires. Les accessoires sont très lucratifs. Le noir rappelle l’univers de la nuit, le danger et le glamour.

L’immigration trouve sa place dans le personnel, dans la grande tradition d’accueil que l’on se veut. Les vendeurs sont de toutes couleurs, origines, et de toutes nationalités. Une vendeuse parle chinois, l’autre russe. Tous doivent être bilingues en anglais (la notion de bilingue se perd, dernièrement). L’encadrement est strict et les règles draconiennes. On est une grande maison.

Le travail n’arrête jamais. C’est un rythme effréné. Certains se droguent, certains craquent, mais il faut durer. A force d’effleurer le grand monde, certains aussi perdent un peu la tête. Ici c’est une plateforme d’ambition et de savoir-faire, au choix et quelquefois au cumul.

A Alfred Corchia

Paris, le 24 septembre 2012.