Le magasin de tapis

par Frédéric Benhaim

Le patron regrette cette expression, marchand de tapis. Où est le problème ? c’est noble d’être marchand de tapis. On négocie, bien entendu, car le tapis se négocie ; il vient de pays où la discussion est coutumière.

A l’origine, le tapis était un objet utile ; il protégeait contre le froid, les sols et les murs ; en Turquie, en Perse, il s’accroche encore. Il est aussi une œuvre d’art, qui sert maintenant à réchauffer une pièce, comme on dit, décorer, colorer. Constituer un tableau que l’on pourra fouler des pieds, sillonner  de son aspirateur, traverser de pas d’homme ou de bébé.

Ici, les jeunes couples viennent s’acheter leur premier tapis ; bien sûr qu’ils marchandent. Les jeunes séniors, les enfants partis de la maison, viennent eux aussi pour retapisser leur demeure vidée de ses enfants, où les poster de boys bands et les cartons de vieux jouets vont pouvoir partir au dépôtoir, au grenier ou à la benne, cédant leur kitscherie à une décoration d’adulte qui reprend tous ses droits. On répare, aussi, après les dégâts du chat, d’un invité peu attentionné, d’un cousin maladroit. Les mites, les pieds, les pattes, les parquets irréguliers, les déménégeurs (ou les emballeurs, ou d’autres souffre-douleurs du Tribunal domestique), tout cela fait des trous, des tâches, des fils arrachés.

La matière s’use avec le temps ; il faudrait ne jamais marcher dessus, climatiser, traiter, restaurer en permanence pour que le tapis vous survive. Avez-vous déjà retrouvé un tapis magnifique détruit par le passage des années, par la moissure, par les bêtes, par les hommes (souvent, dans notre monde de violence masculine, ce sont les hommes qui détruisent) ? Songez à sa mortalité ; il est comme nous, regardez le tapis, regardez-moi ces détails, insiste le patron, voyez-vous ce dragon ? Oui, ce motif, c’est un dragon ; celui-là, un aigle, là un griffon, là une rose… Apprenez à lire le langage du tissé comme vous liriez des idéogrammes. Il y a quelque chose à lire et à imaginer ; les enfants, eux, s’y laissent perdre, si vous les laissez. N’interdisez pas, dit le patron, ça me fait de la peine de les voir abîmés, mais je préfère vous en vendre un autre (clin d’oeil).

Deux fois par an, il va en Iran ; deux fois en Turquie, mais vous savez en Europe on trouve d’excellents distributeurs. Il y a de grands et beaux livres sur le tapis. En français, en anglais, en allemand, en turc, en persan (oui, il vaut mieux le parler, mais c’est une langue indo-européenne, vous savez).

Tout autour de vous, le rouge domine le premier regard, et ensuite, lorsque vous avez fermé les yeux une première fois, il y a le jaune, le vert, le bleu, les bleus!, le gris, le noir,  puis ce sont les formes qui s’animent, les carrés, rectangles, les traits fins, les fils du velours du tapis ; c’est comme un paysage composé de grains qu’il faut approcher, à plusieurs couches, en laine, en soie, en poil de chameau ou de chèvre, qui dégage une odeur parfumée de nature et de fleurs (ici, ça ne sent pas le vieux tapis, dit le patron avec fierté, et on aère beaucoup). L’art des tisserandes et des tisserands donne le vertige par accumulation. On est presque dépassé ; il faut apprendre à ne pas voir.

La disposition est simple ; la vitrine compte des tapis. A l’intérieur, des tapis répartis en deux carrés centraux surélevés, de petits podium, et de toutes parts, sur les murs, des tapis suspendus, et au fond, de part et d’autre de la porte qui conduit à l’arrière-boutique, des chevalets empesés avec d’autres petits tapis. Des couleurs de partout ; c’est comme entrer dans la vallée des merveilles, dans le Livre des Rois. De temps en temps le marchand fait aussi du tapis contemporain, artisanal, d’ici, de designers, parce qu’il aime ça aussi, ce sont les Gobelins modernes. Colbert et Antoine Galland sont réconciliés, Marco Polo repose en paix. Le voyage a été long.

 

Paris, le 16 juin 2014.

Au peuple iranien.

Alex, félicitations.

A nous tous, société métissée de gens de partout.