Le magasin de chaussettes
par Frédéric Benhaim
Trois sections se font concurrence : hommes, femmes, enfants. Dans chacune des trois, découvrez les nouveautés d’un pied original. Depuis qu’un Premier ministre s’est affiché en chaussettes toutes couleurs, couleurs vives, ce qui a fait courir les plus folles rumeurs…, depuis que des PDG, des vedettes de la finance, des hommes des plus sérieux se sont affichés avec des bas à la Nina Hagen, la chaussette est de retour. Cette fois la mode n’est pas venue de la gauche, mais bien de la droite. Après la montre, le bouton de manchette, la fantaisie a conquis un nouveau territoire : le pied. Sous votre costume des plus austères, arborez votre vraie nature, folle, colorée et audacieuse. Choquez votre secrétaire. Surprenez le consultant américain. Etonnez l’émir. Ebahissez l’avocat russe. Oui, c’est bien vos chaussettes, cette tache de rouge éclatant qu’aperçoivent de loin comme un soleil levant toutes les souris de la salle de réunion. Et cela commence ici.
Dans la vitrine, on affiche les chaussettes de la saison automne-hiver 2014. Cette année, le brun, mais aussi l’orange sont à l’honneur ; les motifs. Du côté des matières, on est à la recherche des extrêmes : d’un côté, la laine des plus moutonnières, à la limite de l’animalité ; tombée de la bête ; à peine lavée, dira-t-on. D’un autre, le plus synthétique des synthétiques, la chaussette technologique, qui vous éclaire, vous réchauffe le gros orteil et envoie des SMS. Bien sûr, je caricature, mais, vraiment, à peine. Le magasin existe depuis un an ou deux et il s’adresse à tous les publics. C’est chouette, d’ailleurs, car on sent que ça prend et que les gens en redemandent. Il y a de bons clients, des collectionneurs. Je crois que depuis qu’on a ouvert, les gens jettent plus facilement leurs chaussettes, pour pouvoir en racheter. Moins de tolérance pour les trous. On découvre, en fréquentant ce lieu, que chaque chaussette a sa cause. Avec les saisons, impossible de se chausser de la même manière. Avec les paires de pompes, c’est la même chose ; à chaque chaussure sa chaussette, c’est comme tout dans la vie. Chacun sa moitié. Alors on essaie les rayures étoilées pour aller avec les baskets, disons, Converse. Alors on essaie aussi les chaussettes à fil fin d’Ecosse (pourquoi l’Ecosse ?) pour épouser ce costume si élégant acheté l’an dernier aux soldes d’une grande maison (soldes, privées bien sûr). Alors on tente ces chaussettes orange pour espérer, avec cette jupe qui sait-on jamais verra un jour la proposition de fiançailles. Une chaussette, vous savez, cela vit comme son propriétaire, dirais-je, son maître. Elle vous accompagne, dans les hauts et les bas ; les randonnées, les inondations, les flaques d’eau, les jours de sécheresse, les jours mal chaussés, les courses pieds-nus sur la terrasse ou dans le jardin (horreur absolue), les glissades sur l’escalier de bois trop bien ciré de votre belle-mère (à croire qu’elle fait exprès, heureusement que ces chaussettes ne dérapent pas trop, juste ce qu’il faut…). Une chaussette, c’est attachant.
Dans les rayons, donc, trouvez votre bonheur. A gauche, les femmes. Au fond, les hommes. A droite, et près de la caisse, les enfants. Que c’est chou, les chaussettes des petits. Non, mais regardez-moi ça. On dirait un bonbon, celle-ci. Vous vous rendez compte ? C’est tellement petit. Oui, je sais, mais ça grandit vite ! faut en changer presque tous les mois, alors ici, une fois par mois, on organise une bourse aux chaussettes. Faut les voir les bébés essayer de petits chaussons : le plus endurci des non-parents en deviendrait mère de famille nombreuse. Et les gamins plus âgés, il faut leur prendre des modèles résistants, car vous savez à dix ans, un vêtement ça fait son temps, particulièrement une chaussette, et ça va partout ! Celle-ci est un vrai 4×4, et on l’a en plusieurs coloris. Vous aimez ? Il n’aime pas le rouge ? Oui, ça se comprend, moi non plus ! Alors, voyez, avec ça, ce sera un vrai chef…
Question prix, ici, la chaussette atteint un stade nouveau. Quelque peu semblable au macaron avant son irrésistible ascension et son émancipation en boutique spécialisée. La chaussette, avant, était le parent pauvre des achats ; seuls quelques connaisseurs savaient sa valeur, la nécessité bienheureuse de la chasser à part dans un samedi après-midi consacré à l’habillement ou aux cadeaux de Papa, de Beau-Papa. Maintenant, cette science s’est répandue, grâce à l’intervention divine de la Mode, et cette Providence a porté en cette humble échoppe…les masses. Il a fallu, face au succès, préciser que la maison ne rembourse absolument pas les chaussettes usées, même une seule fois, et que pour le reste, on est de toute façon tout à fait réticent. On n’est pas aux Etats-Unis. Vous n’êtes pas au Festival des retours. Vous vous rendez compte, si on gérait ça toute la journée, avec ce qu’il faut faire, et les charges, et les tickets qu’il faut garder, et la machine à CB qui tombe en panne de temps en temps (tout le monde veut payer en CB, même pour le moindre article d’1 euro…de toute façon on ne vend rien à 1 euro…).
Le succès de ce magasin, Madame, Monsieur, a conduit à soutenir l’Industrie française. Il ne suffit pas qu’un ministre s’affiche en soquettes gauloises. Il faut aussi qu’on les vende, qu’on les achète quelque part. Quelque part, c’est ici. Derrière les vitrines de bois à l’allure si classe, dans cet espace à la moquette épaisse et confortable, régulièrement nettoyée, pour qu’on se sente tout à fait bien en simple chaussette, comme dans un motel américain, comme dans un salon anglais, vos pieds ont un temple à leur mesure.
Strasbourg-Paris le 30 août 2013.
[…] y avait un feu, tout brûlerait. Non, vraiment. Ce n’est pas comme un magasin de chaussettes, ce n’est pas comme un ébéniste. C’est qu’ici, tout est en cire. Si ça brûle, […]