Les vendeurs de plage
par Frédéric Benhaim
A Lacanau, on chante ainsi : ca-fé, ca-fé, ca-fé chaud ; ca-fé, ca-fé, cappucino ! Le thé à la menthe fraîch-euh, le vrai thé marocain ! Le vendeur de plage annonce puissamment. Il faut outrepasser le bruit des vagues et les cris des enfants, franchir le seuil des oreilles bouchées par les écouteurs, briser les conversations, pénétrer dans les esprits. Si vous vous en souvenez encore, comme des percussions d’une samba, si vous y pensez encore il a réussi. Le vendeur de plage est une sublimation. Il est au vendeur à la criée ce que Billy Budd fut aux marins. Il est un surpassement face aux éléments : la mer, le sable, le soleil ardent, la plage tout entière investie en un homme ou une femme qu’elle embellit, sculpte, dore et détruit. Figures sacrificielles, hommes du front (de mer), avant-gardistes de nos frontières familières. Avez-vous remarqué leurs peaux bronzées, brunies, noircies, séchées, grenelées et ridées ? Leurs jambes musclées, leurs pieds durs qui marchent dans le grain brûlant ? Les poids qu’ils portent dans du polystyrène? liquides divers, eaux lourdes, pour vous désaltérer…vous éviter de leur ressembler…vous permettre de leur ressembler un peu, en passant du temps sur le sable, sirotant quelque chose, parlant de votre vie amoureuse et de votre carrière, jetant des regards au voisin ou à la voisine, pensant aux enfants que vous n’avez pas encore ou qui ont déjà grandi, voyant les bambins en culotte au bord de l’eau, qui apprennent la civilisation de la construction à force de pelles et de pioches en plastique jaune…
Ces hommes et ces femmes n’ont pas de boutique ; ce sont les Touareg de la vente au détail, les sans-terre du soda, mais aussi ses plus grands chevaliers (les derniers seront les premiers). Ils savent esquiver les serviettes, se pencher sur une dame qui bronze et qui paie sans se relever, sans trop s’approcher, sans rien verser. Ils peuvent faire cent kilomètres en longeurs réitérées. Ils séduisent, à défaut de légionnaire. Et c’est une survivance, pour nous autres Européens et Américains de la première industrialisation. Jadis des garçons brailleurs vous vendaient le journal en vous alpagant pour vous annoncer la dernière nouvelle : la mort de je-ne-sais-quelle princesse, la guerre dans un pays à palmiers, la chute de la bourse. Ca n’existe presque plus. Certes, nous avions toujours les marrons chauds ; l’Amérique avait les hot dogs… Maintenant, dans les villes, à la faveur de la misère et du marketing de rue, on vous propose d’acheter un magazine vendu par un SDF, ou de faire un don mensuel pour une association caritative.
Mais revenons à la plage. Car sur la plage, pour les baigneurs en maillot et en bikini, nous sommes si loin derrière le Brésil, pays du futur, Empire des plages… Vous pourriez tout y acheter : jus de toute sorte, açai froid avec ou sans muesli, sodas, paréos, maillots, souvenirs, nourriture, tatouages, drogues, cœur de palmier braisé… Une société entière de marchands indépendants à vêtement orange se déploie sur les plages… travailleurs des sables… Si vous voulez quelque chose, parfois, ils vous le cherchent. Bientôt vous paierez avec une carte bleue. Les poches de liquide, la monnaie et les billets blanchis par le sable, ce sera fini. Aux Etats-Unis, ça se fait déjà. Les marchands ont leur smartphone et la petite extension qu’il faut.
A Paris, tout cela semble loin, même en été, à Paris-Plage. (Est-ce un statut, vendeur de plage ?) Mais si tout se rapproche, que le monde rétrécit, quand ces hommes et ces femmes hâlés ou calcinés passeront-ils la mer, à la faveur peut-être du passage qu’elle leur laissera, en se retirant de part et d’autre ?
Rio de Janeiro, le 11 février 2013.
A Sylvia et Pierre d’Incelli, pour les conseils, et pour la vue magnifique…